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Il y a bien longtemps qu’on n’entre plus dans le Château d’Aubenas par son pont-levis. Depuis le XVIIIe siècle, une grande entrée, plus accessible, a été aménagée, donnant directement sur la place de l’Hôtel de ville. Ses deux tours de 26 mètres de haut chacune nous accueillent. Malgré cette ouverture, et sept ans de travaux destinés à le mettre aux normes des conditions d’accueil du public, l’édifice, devenu centre d’art contemporain ce mois-ci, conserve quelque chose d’imprenable. Serait-ce que ses murs, sept fois centenaires, auraient encore des secrets à préserver ? Placé aux commandes de ce projet, Victor Secretan avait déjà accompagné le MO.CO dans ses premières années. Ici, le commissaire d’exposition de 37 ans doit faire face à deux enjeux potentiellement contradictoires : donner une énième vie à ce château tout en préservant son (ses) âme(s). 



Céleste Boursier-Mougenot, From here to ear © Laurent Lecat


 

Au Pays des Merveilles 


Il n’y a qu’à franchir un rideau de chaînes métalliques dont le tintement surprend l’oreille pour basculer dans un autre monde – où la distinction entre le réel et le rêve n’a plus cours. À peine entrés, une flopée d’oiseaux, aussi vifs que petits, nous coupe le passage. Nous sommes sur leur territoire. Dérangés, ils fuient dans leurs nichoirs. L’artiste Céleste Boursier-Mougenot ne consent aucun commentaire, si ce n’est pour indiquer aux spectateurs de ne pas trop bouger, s’ils veulent qu’advienne ce qui doit se passer. En effet, au bout d’une poignée de seconde, les diamants mandarins d’Australie ressortent pour atterrir plus bas, sur des guitares à l’horizontales branchées sur des amplis. Une mélodie noise se libère spontanément sous leurs pattes qui enserrent les cordes. Quelques minutes encore, et l’on entre dans un état méditatif, tenu par ces accords aériens, dignes d’une improvisation de Bill Orcutt. Pour une fois, l’humain est celui qui se tait et qui écoute. Libre au spectateur de se pincer et de se réveiller de cet environnement magique, où nature et culture sont en symbiose : la magie de cette performance se fait au détriment de la liberté des oiseaux, retenus ici. Les rideaux de chaînes à l’entrée étaient un avertissement : attention à ce château, piégeur quand il veut.

 

Avec la volonté de se fondre dans le paysage et l’histoire locale, l’exposition Habiter le Monde mise sur la perméabilité du dedans et du dehors. Dans la pièce suivante, plongée dans l’obscurité, des bénitiers organiques flottent : des fagots de bois, eux-mêmes enroulés par des fils de soie les relient. Pour concevoir sa sculpture, Ruben Brulat, artiste-randonneur, a exploré les sentiers et les sous-bois ardéchois plusieurs semaines d’affilées : c’est dans des mares, en bord de ruisseau, qu’il a figé ses soucoupes en cire d’abeille. En revenant d’une de ses excursions en forêt,  il s’est peut-être fait suivre, à en croire cette femme qui ressemble à un ours sorti de sa tanière, sculpture de bronze plantée dans une arrière-cour du château. Signée Kiki Smith, cette statue, qui semble excavée après un long oubli, évoque des légendes d’ermites, de femmes chassées, de sorcières, de pécheresses suppliciées — Marie Madeleine ou Marie l’Égyptienne. Toutes les pièces de cette exposition portent une charge narrative, s’intégrant dans l’espace mythique du château comme dans un décor de théâtre. 




Sculpture de Kiki Smith © Laurent Lecat



 

Remonter le temps 


En grattant les murs durant les travaux, à l’étage, les ouvriers ont été attirés par des couleurs en sous-couche : dans une salle dite des « pas perdus », une fresque représentant deux étendards français et l’inscription « Vive le Roi des Français » s’est ainsi révélée. Aux artistes contemporains se joignent les artisans-fresquistes du passé. Le château et ses fantômes deviennent des exposants à part entière. Disséminés dans une série d’enfilades, les œuvres de cette dernière partie dialoguent avec la pierre. Libre aux spectateurs de s’aventurer hors-parcours pour trouver, dans une échauguette – pièce exiguë d’où tiraient les archers –, une des créatures cyberpunk de Yein Lee, agrégat de ce qui ressemble à des os humains et des câbles électriques. Au risque de ne plus trouver la sortie, de rester coincé dans une antichambre réinvestie in-situ par Bianca Bondi. Anciennement, cette partie du château était consacrée aux mariages de la municipalité, une symbolique que se réapproprie l’artiste dans une mise en scène nuptiale : un lit blanc, un puit d’eau et des roseaux au milieu du matelas, des montagnes de sel recouvrant le sol, une boule de cristal… « Le lit, c’est par-là qu’on entre dans le monde et par-là qu’on en sort », explique celle qui a écumé les brocantes du coin pour récolter les éléments de son installation – elle qui fait prendre des bains de sel à ses trouvailles pour les débarrasser de leurs mauvaises ondes. 

 

Avec ses animaux, ses créatures paranormales, ses musiques fantômes, ses sculptures envoûtantes, Habiter le monde réussit le pari de remettre de la vie dans une enceinte ancestrale. Et ce, grâce à des artistes qui misent sur des qualités trop négligées ces derniers temps : l’instinct, l’inconscient et le hasard. D’où ce supplément d’âme qu’ont les œuvres et leur facilité à ne faire qu’un avec l’édifice. Le visiteur expérimente un conte, où l’on parle subtilement d’écologie, sans forcer le message : car après tout, en art comme en randonnée (et ce n’est pas Ruben Brulat qui dira le contraire), c’est moins la destination qui compte que le voyage. 

 

 

Habiter le monde, jusqu’au 13 octobre, au Château, Centre d'Art Contemporain et du Patrimoine d'Aubenas