CHARGEMENT...

spinner

« La société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s'empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. » Au sortir du Salon de 1859, Baudelaire écrit ce qu’il pense de la photographie, « refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études ». Si on s’étonne qu’il ait si bien pu anticiper le développement narcissique de cette technologie, reste qu’il est passé à côté de son potentiel artistique. Il faut dire qu’il n’est pas le seul à critiquer le médium photographique, alors opposé au pouvoir de l’imaginaire dont les artistes-peintres seraient les seuls garants. Plus d’un siècle et demi plus tard, ces divisions semblent enterrées. 


Avec plus de six millions d’images, du daguerréotype au numérique, la collection de photographies de la BNF est l'une des plus importantes au monde. De quoi proposer des expositions généreuses, aux thématiques larges, à l’instar de Noir & Blanc et Épreuves de la matière programmées simultanément. C’est cette dernière qui nous intéresse, en ceci qu’elle dément l’idée reçue que les photographes, médiés par leur appareil, se saliraient moins les mains que leurs confrères peintres. Manipulation des cuvettes dans la chambre noire, maniement des châssis-presses (pour les tirages contact), ajout de pigments… les opérations où le photographe sculpte sa matière peuvent être nombreuses, encore plus avec ce panel de photographes expérimentateurs que présente la BNF sous le commissariat d’Héloïse Conésa. À travers cette sélection d’artistes, qui poussent l’image à la limite de la lisibilité, une même préoccupation apparaît : le support photographique est une chose fragile, et les souvenirs qu’il immortalise risquent à tout moment de s’évaporer. Les accidents – surexposition, contrastes trop forts, flou – menacent, à la prise de vue comme au développement. Cinq artistes de cette exposition ont décidé de faire de cette contingence de l’archive leur sujet.  



Los desaparecidos 


Un visage en noir et blanc apparaît au fond d’un évier. Lentement, très lentement, il se déforme, happé dans le siphon. D’origine colombienne, le peintre et sculpteur Oscar Muñoz évoque l’effacement causé par le temps, ou d’une façon plus violente, par les dictatures latino-américaines qui ont fait des milliers de « desaparecidos » – les portés-disparus (phénomène qui continue en Colombie sous l’action de différents groupes paramilitaires). Avec 6 intentos (biografias), ce sont des photos d’anonymes trouvées dans des archives. Son travail met à l’épreuve la résistance des supports de mémoire, eux-mêmes précaires et éphémères. 



Contre l’effacement de la flore 


Le ciel est jaune, les herbes rouges, les arbres noirs. Au centre de l’image, le tronc épais d’un pin sur lequel s’accroche, à moitié effacé, un écriteau qui donne son titre à l’œuvre : « No Passing ». Les bords rongés de la photographie nous préviennent : ce paysage chaotique se propage hors du cadre. C’est dans la mal nommée Paradise, ville de Californie, que Maxime Riché a saisi cette vision infernale. Là, année sur année, trois méga-incendies ont ravagé les forêts entre 2018 et 2021. L’image ne fait pas qu’immortaliser la catastrophe, elle en conserve l’expression destructrice. Pour parvenir à ces tirages en relief, le photographe mêle résines et cendres de pin prélevées sur le terrain de ces catastrophes écologiques, ce qui donne à ses noirs leur sinistre intensité. 


Maxime Riché, No Passing, 2020. Série « Paradise »
BnF, Estampes et photographie
© Maxime Riché, 2023


« Ça a été » 


Feuilleter les pages d’un album photo ou remonter dans les archives de son téléphone, nous mettra toujours à genoux : c’est ce vertige du temps passé, l’implacable « ça a été » comme le nomme Barthes dans La Chambre Noire. Shimon Attie décuple cet effet en projetant des photographies de ses amis et colocs’ dans les appartements de San Francisco qu’il a habités dans les années 1990. Dans une cuisine étroite, entre les plaques de gaz et l’évier, un placard ouvert : le rétroprojecteur s’allume pour dessiner sur la porte la silhouette grandeur nature d’un dénommé « Thomas P. » comme s’il cherchait à se servir à manger. Shimon Attie utilise la figure du spectre familier pour reconstituer en creux les contours de son propre passé.   



La pellicule, sous les feux de la lampe 


Un visage poupon de jeune femme s’affaisse sous nos yeux : les traits prennent des virages à la Francis Bacon. De la symétrie horizontale du regard il ne reste rien. Et que dire de la chevelure travaillée en anglaises qui bave et semble prendre feu ? Si la hantise des stars d’Hollywood est de se voir vieillir – le décalage entre leur image éternellement belle à l’écran et la réalité des années qui passent, rendant peut-être le passage du temps plus douloureux –, Éric Rondepierre s’en amuse. Contrecarrant la perfection de la photographie cinématographique, il pratique dans sa série « Moires » l’arrêt sur image sans précaution, à partir d’archives récentes (ici, le film éponyme Miroir 2) : sous le feu des charbons incandescents, la pellicule enfle, et les faces implosent. Même les archives filmiques ne sont pas à l’abri du temps. 



Mémoire cutanée 


SMITH, Sans titre, Série «Spectrographies», 2012
BnF, Estampes et photographie
© SMITH, Courtesy Galerie Christophe Gaillard, 2022


Là, juste au-dessus de la septième vertèbre, un peu en dessous du début du crâne : c’est jaune vif. Cette photo est prise grâce à une caméra thermique. Ces couleurs, allant du rouge à l’orange, révèlent qu’une forte chaleur se dégage du corps à cet endroit-là. Marque d’une étreinte, d’un baiser, cette silhouette prise par SMITH (Sans titre, série « Spectographie ») de dos n’est pas aussi seule qu’on le voit en réalité. Ces suçons thermiques évoquent des absents, qui affleurent toujours à la surface de la peau même plusieurs minutes après la fin d’une caresse. Contre la précarité du support photo, SMITH propose des portraits sur lesquels on ne reconnaît personne mais qui disent l’essentiel, l’invisible. 



Épreuves de la matière 

jusqu'au 4 février à la Bibliothèque nationale de France, Paris