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La Ballroom scene, dont la manifestation la plus connue est la spectaculaire danse voguing, née dans les milieux queer et trans racisés du New York des années 1980, a fait sa route en France, puis récemment, au Portugal. Le plus grand ball du pays s'est tenu cet été à Porto lors du festival Dias de Dança, nourri par l’apport de la jeunesse brésilienne immigrée, victime des politiques homophobes et transphobes de Bolsonaro.

Leurs capes noires traînent jusqu’au sol. Des cortèges d’étudiants aux allures de curés arpentent l’esplanade du théâtre municipal Rivoli, dans le centre-ville de Porto. Alignés en rangs militaires, les « batmans », comme certains habitants aiment les appeler, se mettent à genoux sur le pavé. Au même moment, des corps légèrement vêtus, arborant d’élégantes jupes pailletées, des coiffes colorées ou des ailes d’anges et démons s’échappent de l’institution culturelle. La sueur perle sur leurs fronts. Grillant des cigarettes, ils s’esclaffent. « Eux et nous, c’est deux visions du monde complètement opposées », lance une jeune femme habillée en champignon, chapeau rouge à pois blancs sur la tête et sceptre magique à la main. D’un côté, la tradition portugaise de la « praxe », bizutage universitaire des élèves de première année en médecine, droit ou commerce, impliquant des humiliations publiques et une soumission extrême qui aurait conduit à la noyade de six étudiants en 2014 près de Lisbonne. De l’autre, les participants d’un ball, grande fête compétitive et performance collective de la ballroom scene, une communauté internationale, racisée et LGBT+.


« Le ball, c’est le monde, mais à l’envers. On favorise pour une fois les laissés-pour-compte, les minorités, les discriminés, celles et ceux qui n’ont pas d’attaches. » Danseuse portugaise avec des racines gitanes, Lovey Musa tressaille : « Cette culture et forme d’art est née de notre survie dans la société.» Il suffit de pousser les portes du théâtre Art déco pour comprendre les paroles énigmatiques de Lovey. Les gradins sont remplis de spectateurs, certains maquillés et apprêtés. De part et d’autre du plateau, des grappes de personnes majoritairement racisées accompagnent avec des gestes de bras les pirouettes de jeunes surexcités. Puis ils ovationnent des corps lascifs, sucette à la bouche ou seins entourés de perles nacrées, qui avancent sensuellement en direction d’un jury. Il fait chaud. Les beats afros, house ou funk du DJ sont couverts par la voix d’un maître de cérémonie qui chante et parle au micro pendant les 6 heures de cette célébration. Baptisé The Deities Ball, ce ball est le deuxième – mais le plus grand – évènement du genre jamais organisé dans le pays. Certains ont fait le déplacement de Suisse, Amsterdam, Bruxelles, Londres, Paris ou Berlin pour y participer. Si la ballroom scene a atterri ici, tout au bout de la péninsule ibérique, Nala Revlon, co-organisatrice de la soirée, simplement vêtue de chaînes en or qui courent sur sa peau cuivrée, assène : « On ne doit jamais oublier d’où elle vient, par qui et pour qui elle a été créée. »



Les reines du bal


Cette histoire-là, impossible d’y échapper : les participants mettent un point d’honneur à glisser l’héritage dont ils sont porteurs au fil de toute conversation. Dans le New York de la fin des années 1960, les prix des concours de beauté de drag-queens sont alors remportés exclusivement par des Blanches. Victimes de discrimination dans la discrimination, les femmes trans noires font sécession et décident d’organiser leurs propres compétitions. Une généalogie qui est toujours valorisée : dans tout ball, encore aujourd’hui, les femmes trans racisées ont la primeur sur les sièges des premiers rangs et, à Porto comme ailleurs, leurs passages sont les plus acclamés. L’histoire reprend en 1977. Après un ultime échec à un concours traditionnel, Crystal LaBeija, femme trans et drag-queen de Manhattan, fonde un espace d’accueil qui fera office de famille de substitution pour les jeunes chassés de chez eux par leurs parents en raison de leur orientation sexuelle ou de leur expression de genre. Éclot la première « maison », référence à la fois aux maisons de couture et à sa fonction de refuge : house of LaBeija. Les maisons se multiplient et leur fonctionnement infuse la culture ballroom: un «père» et une «mère» veillent sur leurs « enfants » qui tentent de remporter des trophées. Dans les balls de l’époque, les maisons défilent avec des vêtements hyperstylisés, souvent cousus main, exposant la beauté des corps en dehors des canons de la blanchité. Rapidement, d’autres façons de concourir – « to walk » – font leur apparition.


Devant la boîte de nuit le Footsteps, vers la fin des années 1970, Paris Dupree tombe nez à nez avec des hommes gays en plein ball. Elle sort de son sac un exemplaire de Vogue et se lance sur la piste en reproduisant les poses des mannequins en rythme. Paris Dupree aurait signé l’acte de naissance du voguing. Ce style – lent, linéaire et anguleux, parfois proche des arts martiaux – qu’on appelle le « old way » a dérivé ensuite vers le « new way ». Il se murmure que, les cours de danse étant devenus plus accessibles aux personnes racisées, des danseurs de ballet, souples et virtuoses, auraient twisté la discipline en lui ajoutant des contorsions, tordant à l’extrême leurs articulations et repoussant un peu plus les limites physiques du corps. Le médiatique « vogue fem » est la dernière évolution en date. Les femmes trans arrondissent, féminisent et sexualisent les mouvements. « Elles étaient en transition et avaient de nouvelles formes : une nouvelle paire de seins, de fesses, des hanches plus volumineuses. Elles les montraient dans leur danse car elles en étaient fières », explique Vinii de la maison Revlon. Ce charismatique danseur est le premier Européen à détenir le titre honorifique de «legend», qui récompense une dizaine d’années d’implication dans la scène et des victoires nombreuses. Il est venu de Paris pour arbitrer le ball de Porto et donner un workshop de vogue fem aux jeunes locaux friands de conseils, notamment pour réaliser le très spectaculaire «dip», une chute au sol sur un genou plié.




Effet papillon


Depuis ses premiers pas, la ballroom scene s’est frayée un chemin vers le vieux continent par l’intermédiaire de Lasseindra Ninja, Française de Cayenne, qui après un parcours de danseuse à New York la ramène dans ses bagages dans les années 2000. Le milieu parisien fait désormais beaucoup parler de lui et entre en concurrence directe, par son envergure et sa recherche constante d’exploits, avec la métropole des pionniers. Au Portugal, en revanche, la scène est toute jeune. Mais en à peine trois ans, dont deux de pandémie, elle a pris beaucoup d’ampleur. En témoigne le nombre impressionnant de « baby vogue » – catégorie dédiée aux débutants – qui foulent le sol du théâtre Rivoli. « Le Portugal a été l’un des plus grands empires coloniaux de l’histoire et a développé le trafic d’esclaves. De fait, le racisme est très profondément ancré dans la société. Ici, on a besoin de la ballroom », rappelle Nala Revlon, qui y est pour beaucoup dans l’émergence et la structuration de cette culture par des cours réguliers, des conférences, des « kikis » – ces balls plus informels pour que les kids puissent s’entraîner – ou la soirée clubbing « Pump da beat » qu’elle organise tous les mois à Porto. « Tout a changé depuis l’élection de Bolsonaro au Brésil. Il avait mené toute sa campagne sur la stigmatisation des homosexuels, avance Piny, dite 007, car c’est ainsi que l’on appelle les personnes qui n’appartiennent à aucune maison. Les artistes, les trans, les queers, les gays et les lesbiennes ont fui le Brésil parce que leurs vies étaient réellement en danger et ont accouru au Portugal, notamment à Lisbonne. » Les chiffres parlent d’eux- mêmes : avec 175 meurtres en 2020, soit une augmentation de 41 % par rapport à 2019, le Brésil est le pays où l’on meurt le plus du fait d’être trans. Aujourd’hui, les Brésiliens représentent la plus grande communauté étrangère au Portugal et ont dépassé, il y a trois ans, la barre des 500 000 résidents en situation régulière. Piny, la seconde instigatrice du ball, chorégraphe portugaise d’origine ougandaise, poursuit : « Dans les clubs, on a vu arriver des gens extravagants et flamboyants, qui réclamaient un pouvoir du corps, de la sexualité, et revendiquaient leur droit à exister. Ces gens-là savent se battre presque par nécessité et ont apporté une culture de la discussion, ainsi que beaucoup de savoirs sur le Black feminism ou la pensée décoloniale. Avant, il y avait bien entendu des communautés LGBT+ qui se rassemblaient pour réfléchir, mais jamais en le criant sur tous les toits. Parler haut et fort des problèmes, ce n’est pas du tout portugais ! »




Apprendre à marcher


Blue a laissé traîner son smartphone sur une table. « Au Brésil je n’aurais jamais fait ça ! », lance-t-iel, de sa voix grave régulièrement ponctuée d’éclats de rire. La politique de Bolsonaro n’a pas déclenché son départ mais y a contribué : « Son arrivée au pouvoir n’a fait que légitimer et encourager les persécutions et les comportements violents déjà existants. » D’une fratrie de cinq enfants, débrouillard.e mais se battant encore avec l’administration pour ses papiers, iel a travaillé un an et demi dans un fast-food pour pouvoir s’envoler ensuite vers l’Europe, entrer dans une école de cirque et retrouver des connaissances brésiliennes déjà installées à Porto. Iel avait eu vent de cette ballroom scene par le biais de la danse à Rio, mais c’est par l’intermédiaire de Nala, « une mère pour nous », qu’iel l’a entièrement embrassée. Du haut de ses 22 ans, un discret anneau traversant ses narines, Blue explique : « Je suis une personne non-binaire. Au Brésil, je commençais tout juste à le découvrir, mais en arrivant ici j’ai complètement gommé cette identité. Je m’entraîne dans un gymnase où je côtoie des personnes qui ne sont pas très ouvertes sur le genre ou le féminisme. Alors j’ai essayé de me fondre dans la masse, je me suis rasé les jambes, j’ai laissé pousser mes cheveux. Dans la ballroom, au contraire, je commence à me reconnaître à nouveau et je peux me dire : c’est ok d’être moi. »


Liberté, puissance, épanouissement, thérapie, échappatoire, lifestyle, « c’est simplement tout » : les mots manquent parfois d’intensité pour définir ce que ces jeunes expérimentent dans la ballroom scene. Daniel, qui se définit ni homme ni femme, était à la recherche de personnes queer « qui [lui] ressemblent » car iel est arrivé.e seul.e à Porto pour étudier le business international il y a 7 ans. La sécurité de la ville et la qualité de la vie l’ont fait rester : iel n’est pas certain de vouloir rentrer au pays. « À Rio, c’est presque normal de se retrouver avec un gun sur la tempe et de se faire entièrement dépouiller. Je l’ai moi-même vécu », raconte- t-iel dans un anglais impeccable, le sourire éclairant un visage androgyne aux traits sublimes. Daniel a le profil caractéristique de cette dernière vague d’immigration brésilienne au Portugal. Plus éduquée, plus qualifiée et plus fortunée que la précédente, qui, elle, fuyait avant tout le fort taux de chômage des années 2000. « J’ai découvert la ballroom presque par hasard. Une pub pour le cours de Nala est apparue sur Insta. Un vrai cadeau du ciel ! Je n’aime pas particulièrement danser mais j’ai trouvé une famille dans laquelle il y a de la place pour tout le monde. » Si dans son travail Daniel ressemble « à un vrai garçon », dans la ballroom iel défile dans la catégorie des visages non-binaires, créée pour célébrer la beauté plastique. Son aura digne d’un Freddie Mercury accroche les regards : la tête couronnée d’un diadème, le menton haut, iel se lance vers le jury d’un pas lent mais assuré, dans un bustier de velours noir orné d’une jupette arc-en-ciel.


« Moi j’ai grandi en entendant dire : les Brésiliens viennent ici et prennent nos boulots », déplore Picasso 007, né à Vila Nova de Gaia, une ville populaire située sur l’autre rive du Douro, là où se trouvent les caves à vin de Porto. « Ce racisme latent et le jugement permanent sont inscrits dans notre éducation, on le porte tous un peu avec nous. Alors, lorsque je suis entré dans la communauté ballroom locale, en très grande majorité brésilienne, je me suis demandé comment ils allaient me percevoir. Mes inquiétudes ont vite disparu : ce qui les intéressait, c’était avant tout de savoir qui j’étais. » La famille de Picasso, en revanche, ne comprend pas vraiment ce qu’il fabrique dans la ballroom. Il y dédie tout le temps libre que lui laisse son job dans un centre commercial, qu’il exécute machinalement en attendant de pouvoir reprendre des études de design d’espace. Pour lui, qui vit sous les remarques homophobes quasi quotidiennes, la ballroom est un atout. Il s’y est construit une carapace qu’il performe aussi dans la vie « pour ne pas trop souffrir ». « J’ai une garde-robe pleine de personnages ! Pour “walk” dans la catégorie realness, qui juge ta capacité à te fondre dans la société mainstream, j’enfile le costume du mec cis hétéro. » Grandes claques dans le dos d’autres participants, une main dans la poche de son sweat, attitude un poil nonchalante : pour Picasso comme pour beaucoup, marcher dans la ballroom, c’est aussi apprendre à cheminer à l’extérieur.




Papa poule et jeune maman


« Être father, c’est un job à plein temps, surtout quand on est un papa poule. » Plus besoin aujourd’hui de leur fournir un toit, mais Vinii Revlon bichonne tout de même de près sa dizaine d’enfants parisiens et sa centaine partout en Europe. Sur ses groupes WhatsApp ou lors des pratiques hebdomadaires, il les pousse à continuer leurs études, à trouver un job et à se dépister. Un sujet qui lui tient particulièrement à cœur, l’épidémie du VIH ayant causé de nombreux décès dans les rangs de la communauté et même essoufflé cette culture durant les années 1980. Pour Vinii, il est essentiel d’être un exemple pour ces jeunes, comme pour ceux qui pourraient tomber sur ses vidéos YouTube. « J’ai grandi sans représentations, ça a été un vrai problème pendant mon adolescence. La seule superhéroïne noire c’était Tornade, alors lorsque le film Black Panther est sorti, c’était l’évènement pour tout le monde ! » Mais son vrai modèle, c’est Kiddy Smile : « C’était la toute première fois que je voyais quelqu’un comme moi. » Le DJ a d’ailleurs convié Vinii à voguer à ses côtés devant les dorures de l’Élysée pour la fête de la musique en 2018. Arborant un T-shirt « Moi, fils d’immigré, noir et pédé », comme pour hacker l’invitation de Brigitte et Emmanuel Macron, Kiddy Smile et les danseurs n’ont pas manqué d’irriter la classe politique et médiatique réactionnaire. « Pour moi qui cachais à mes proches ma participation à la ballroom scene, ne pas y aller, c’était rester dans le placard. Je n’aime pas cette expression, mais disons que j’ai fait mon “coming out” à cette occasion. Il était important de prendre cet espace de pouvoir pour rappeler : on existe, on a le droit d’exister et surtout, on est partout. »


Pour son rayonnement très en vogue, la culture ballroom est convoitée de tous côtés, par la pub, la mode, les stars et désormais la politique. Régulièrement, elle est pillée sans être créditée ou déformée par les médias. Mais dans les couloirs du théâtre Rivoli à Porto, on parle moins d’appropriation que d’occupation. L’institution se fait la plus discrète possible : pas de brochures à l’entrée, pas d’annonces, pas de photos pendant les « sex sirens » – une catégorie créée à l’origine pour célébrer les travailleuses et travailleurs du sexe. Aucun comportement abusif ne sera toléré, les agents de salle ont été briefés : aujourd’hui ce sont les règles de la ballroom qui s’appliquent, Piny et Nala veillent au grain. Le directeur du théâtre qui leur avait lancé l’invitation, Tiago Guedes, passe tout de même voir ce qui se trame : alors que la cérémonie d’ouverture se termine, Vinii chauffe la foule en faisant papillonner ses mains devant son visage et en se jetant au sol sous les hurlements de tous. « Elle ne le sait pas encore, mais Nala va être sacrée Mother ! », avait-il annoncé à certains membres de sa house. Il s’empare du micro. Silence puis acclamation. « C’est une manière de reconnaître ce que je fais avec les kids ici et d’ouvrir officiellement un nouveau chapitre au Portugal », explique Nala, entre les rires et les larmes de joie. Le ball se termine et les participants se fondent dans l’afterparty à l’étage du théâtre. Les plus téméraires continueront jusqu’au petit matin dans un club de la ville. Tous enchaîneront le lendemain avec un kiki, ball plus léger, dans un lieu hip-hop sur les bords du fleuve. L’épuisement se lit derrière ses lunettes fumées, mais la jeune « mère » ne peut s’empêcher d’imaginer la suite. Avec Piny, elles mettent à l’honneur la diaspora brésilienne dans un nouveau ball intitulé From Brasil to the World, prévu pour l’été. « Une catégorie rendra hommage à Maître Cartola, figure de la samba, une danse noire née dans les favelas et qui trouve ses racines dans l’esclavage. » Face à une danse qui paraît extraordinairement brillante et joyeuse, n’oubliez pas de gratter sa surface de vernis et paillettes, si vous voulez vraiment la comprendre.



Texte : Léa Poiré 

Photographie : André Príncipe, pour Mouvement