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« Lazlo ! » appelle Delphine. Alors qu’on s’installe encore dans la salle, un homme et une femme semblent engagés dans un jeu de poursuite : il multiplie les bêtises, elle le chasse en remontrances complices, comme une mère gronderait un enfant espiègle. Sur la scène, quatre autres corps gisent sans vie, arrêtés dans des positions contraintes. Le calme se fait peu à peu, et la nouvelle tombe en même temps que les lumières s’éteignent : « Mais Delphine, je suis mort. »


Delphine Lanson, elle, a l’air bien vivante. Des cheveux blonds et lumineux, une silhouette ancrée dans le sol et une voix pleine : la présence de la comédienne contraste avec la ténuité de celle de ses comparses. Dans le silence de la salle, elle égrène les prénoms et les histoires, se fait le relais de dizaines de voix s’adressant à leurs disparu.es tandis qu’elle tente de réveiller les cadavres qui l’entourent. Poussé.es, tiré.es ou malmené.es, les autres performeur.ses s’animent peu à peu dans une chorégraphie zombie. Torsions, lenteur, halètements et cris, les corps se déforment comme des cadavres momifiés, leurs mouvements rappelant les gestes des figures peintes dans les rei-zu, ces estampes japonaises qui représentent les fantômes. Les vêtements des danseur.ses sont ceux de tous les jours, ceux de n’importe qui. Entre elleux et le public, au bord de la scène, six petites coupelles remplies d’argile disposées à distance égale marquent la limite autant que la brèche entre deux mondes. Peut-être que Delphine est morte aussi.




Vivre avec ses mort.es

D’abord défait, le groupe se rassemble en tableaux vivants et les sauts se multiplient dans une gestuelle épique évoquant les arts martiaux. Sur une musique électro entêtante, la danse macabre gagne en intensité, prend parfois des airs de rituel avant de s’arrêter brusquement pour laisser la place à des scènes étonnantes : une romance entre deux personnages, une scène de pleurs collectifs ou encore un passage chanté/dansé sur une chanson pop sucrée. Le registre dramatique et théâtral côtoie le grotesque et le comique, les visages se figent en masques et l’émotion intérieure sous influence butō explose en cris, vagissements et gestes effrénés. Empruntant autant aux rituels et danses japonais qu’à la danse et l’imaginaire occidental, Kaori Ito déroule sa poétique des fantômes comme une cérémonie, développant un univers d’inquiétante étrangeté.


Dans la tradition bouddhiste, l’âme d’un.e défunt.e erre pendant 49 jours, tranchant les derniers liens qui la rattachent au monde avant de pouvoir renaître. Un voyage de la mort à la résurrection que les corps habités de Chers racontent autant du point de vue des disparu.es que de celui des survivant.es. On pourra, de prime abord, se sentir un peu perdu.es dans la trame narrative, se laisser éparpiller par les nombreuses ruptures ou mal connecter le texte au mouvement. Et pourtant, en acceptant de se laisser aller, quelque chose de magique se passe. En proposant de parler de perte, en permettant aux endeuillé.es de s’adresser à celleux qui les hantent, Chers offre un moment de consolation collective aux vivant.es autant qu’un véritable espace aux mort.es. Et, pour peu qu’on croie légèrement aux fantômes, on aura l’impression de les avoir touché.es du doigt et honoré.es, leur permettant d’exister encore un peu, là où on ne les oublie pas.



Chers de Kaori Ito a été présenté du 25 au 28 janvier au théâtre Silvia Monfort, Paris