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Aux galeries, les œuvres plastiques ; aux plateaux de théâtre, les arts vivants. La dichotomie semble grossière, mais se vérifie encore dans les usages. À cheval entre ces deux médiums, le tandem catalan El Conde de Torrefiel détourne leurs conventions dans Une Imagen Interior, et révèle nos œillères de routine. En préambule, le panneau de sur-titrage qui nous servira de guide sur tout le spectacle cadre l’expérience à venir en rappelant une évidence déterminante : vous êtes au théâtre.



Carré blanc sur fond noir


Malgré cet avertissement, c’est le décor inaugural du spectacle, et non quelque personnage, qui tiendra le rôle principal : au centre de la scène, un Pollock acidulé aux dimensions du cadre scénique fait face au public. Dans un temps somnolant, bercé par une pleine lumière claire et une ambiance sonore hyper-réaliste, l’expérience vire au test de Rorschach collectif. Dans l’hyper-acuité appelée par le cadre de la boîte noire, la communauté de spectateurs est laissée seule face à elle-même, et à sa réception de la toile peinte.

 

Le dispositif est posé : par des méthodes proches de la médiation guidée - sons étouffés, rythme lent et régulier, luminosité faible et vision floutée -, le cadre scénique se fait écran de pensée. Contre les projections silencieuses qui éclosent sous les crânes, les surtitres disent l’impuissance du verbe à synthétiser les connexions que provoque Una Imagen Interior. La mise-en-abyme se veut d’ailleurs explicite : recontextualisée dans une situation muséale, la toile est alors soumise aux commentaires des sur-titres, comme à la contemplation de visiteurs de chair et d’os sur scène, déambulant avec leurs audioguides – un miroir sur nous-mêmes ? Qui sont donc ces autres spectateurs, et que voient-ils à leur tour ?



Matières de rêve

 

Salle de musée, supermarché, célébration en communauté dans une ambiance post-apocalyptique : à travers ces tableaux volontiers archétypaux, Una Imagen Interior met à l’épreuve nos capacités de projection, et leur dépendance au verbe, à sa puissance d’évocation. En surtitres, le fil de pensée se rompt parfois pour insérer un signifiant plus ou moins déconnecté, façon image subliminale – et c’est tout un monde de sens qui jaillit, invisible, dans notre champ de vision.

 

Dans le texte, les problématiques énumérées frisent doucement le lieu commun : société de consommation, épuisement de la nature, hégémonie de l’image, dissolution des existences humaines dans une prolifération de fictions… La malice du duo El Conde de Torrefiel réside pourtant dans l’étroite mise en tension entre cette critique et son objet. La charge dénonciatrice du propos est toujours mise en porte-à-faux avec l’opération séduction des choix visuels : cette matière pétrole, kitsch et photogénique, qui recouvre tout l’espace scénique ; ces costumes, pour certains dignes d’une Fashion Week encore à venir. D’un côté, El Conde pose un commentaire incriminant l’invasion du motif carré jusque dans la planification de notre quotidien par Google Agenda ; de l’autre, il nous cajole par le plaisir d’une réflexion déjà produite, instantanément lisible et digeste. Cette dualité ne serait-elle pas celle de notre schizophrénie contemporaine, entre aspiration critique et insolubilité des contradictions à l’œuvre ?



> Una Imagen Interior d’El Conde de Torrefiel, les 19 et 20 octobre à Points communs, Cergy ; du 7 au 10 décembre à La Villette, Paris, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris