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Notre visite rapide, donc partielle, des sites d’exposition débute à la Belle de mai de la cité phocéenne. Le documentaire « immersif » intitulé Energēia (2022) d’Ugo Arsac nous convie à une visite de « centrales de fission et de fusion atomiques, capturées à l’aide de scan 3D », lieux à la fois familiers des français.es, mais aussi obscurs et fantasmatiques. « C’est beau une ville la nuit », écrivait il y a une trentaine d’années le fameux comédien franco-sénégalais Richard Bohringer. C’est étrange et inquiétant une centrale vue comme si on y était, que ce soit de jour ou de nuit. La question énergétique semble préoccuper nos artistes puisque par son installation interactive Positively Charged (2017) Kasia Molga tient à démontrer qu’on peut être économe, voire autonome en la matière. Il faut dire que cette œuvre est alimentée et illuminée par la production calorique des mouvements de ses visiteurs. Un simple battement cardiaque donnant d’un à cinq watts, le corps humain peut être considéré comme un générateur thermoélectrique, une dynamo comme celles des bicyclettes d’antan. Il peut aussi produire, à l’huile de coude, en pompant façon Shadok ou en tournant une manivelle comme un opérateur au début du cinéma muet, des lignes lumineuses, des formes tracées au laser, bref des images.



Économie du sommeil

Par esprit de contradiction, Ulrich Vogl propose une installation « analogique », dépourvue de titre, datant de 2010 : une batterie d’une bonne douzaine de projecteurs diapos du bon vieux temps – d’avant le carrousel Kodak cher à Alwin Nikolais apparu au milieu des années 1960. Les imagettes produites avec peu de moyens (des rectangles d’aluminium percés par de simples aiguilles), une fois agrandis par les lanternes magiques, suggèrent un paysage nocturne comme celui, vu jadis au musée imaginaire d’Henri Langlois, d’un décor miniature de la comédie musicale 42nd Street. Plus économique encore est l’œuvre « conceptuelle » de Marc Buchy, au titre rodomont mais respectueux à la lettre du sujet imposé, Temps plein (de nuit) – La Technique et le temps, Bernard Stiegler (970 p.), de 2022, accompagnant la photo d’un dormeur utilisant un épais bouquin comme oreiller.


Marc Buchy, Temps plein (de nuit) © Marc Buchy


Dreambank (2019) de Claire Malrieux résulte d’une interprétation non pas psychanalytique mais purement graphique des rêves. De pas moins de 70 000 songes transformés en cartoon numérique abstrait en noir et blanc censé suggérer « l’errance de l’esprit » théorisée par l’essayiste américain William Domhoff. Captive (2022 de Romain Tardy est une grande installation composée de caissons de sommeil (ou sleeping pods) dans lesquels le visiteur peut passer du temps, un bout de temps en tout cas, peut-être pas la nuit entière comme les employés de bureau tokyoïtes ayant raté le dernier métro. Un robot ne dort jamais, tel pourrait être le sous-titre de l’œuvre du trio Felix Luque Sánchez, Damien Gernay et Vincent Évrard, Perpétuité II, un automate de seconde main normalement voué au « pick and place », ici programmé pour peindre un tableau pointilliste avec plusieurs milliers de pilules de trois différentes couleurs – des somnifères, cela va de soi.



Ballets augmentés


Bogus I (2016), ensemble de quatre sculptures gonflables de Kris Verdonck, occulte par intermittence la grande baie vitrée du 4e étage de la tour de la friche marseillaise. Ces totems sans objet, automatisés mais inutiles – comme toute œuvre d’art –, étonnants cependant, pour ne pas dire intrigants, rappellent les performances de troupes de théâtre et de danse non figuratifs comme Pilobolus, Momix ou Mummenschanz. À la verticalité fantomatique de Bogus I répond l’horizontalité de l’installation Puff Out (2022) de :mentalKLINIK, sorte de piste de curling en époxy. Les pierres de granit de cette pétanque du nord y sont remplacées par quelques aspirateurs dotés d’une (relative) intelligence artificielle les conduisant à repousser les dizaines de milliers de paillettes colorées pour donner vie à un ballet festif pouvant s’éterniser jusqu’au bout de la nuit.


n+n Corsino, 7 mesures par seconde © n+n Corsino


Au 3e étage de la tour, est présenté un hommage à Nicole et Norbert Corsino, pionniers de la cinédanse et de l’art numérique en France, avec un ensemble d’œuvres récentes, sous le titre 7 mesures par seconde. Aux écrans plats montrant des danseurs coréens aux corps pixellisés ou hiéroglyphiques s’ajoutent des installations interactives usant de l’application Self Patterns qui permet au possesseur de smartphone d’entrer dans la danse et au danseur virtuel d’entrer et sortir de l’écran à la façon de Buster Keaton dans Sherlock, Jr. (1924). En marge de la Biennale, en scoop, les Corsino délivrent dans leur studio leur nouvel opus, Event by Eleven, un tableau animé à la Henri Rousseau, une chorégraphie pour onze interprètes qui renouvelle le genre et la projection HD, avec un écran aux dimensions super-cinémascopiques d’une largeur quadruplant la hauteur.



Les insomniaques


À Aix-en-Provence, au 3bisf, centre d’art contemporain sis à l’hôpital psychiatrique Montperrin, nous avons découvert une série de sculptures et d’installations vidéographiques de Donatien Aubert regroupées sous le titre Veille infinie. L’œuvre et l’artiste visent à mettre en évidence (et en cause) les GAFAM, « les logiques utilitaires et marchandes organisées par les grands acteurs de l’industrie numérique ». Donatien Aubert associe le geste de swipe de nombre d’applications à celui des bandits manchots des casinos. Son triptyque holographique, beau à contempler, vaut à lui seul le détour. À la fondation Vasarely, on pointe d’autres siffoneurs de données. Les Vidéosculptures XXI et XXII d’Emmanuel van der Auwera révèlent les images dramatiques ou plus banales prises par des caméras de surveillance, restituées ou synthétisées grâce à des verres dépolarisants placés devant des écrans blancs comme neige.


Quiet ensemble, Unshaped © Quiet ensemble


Comme un pendant à cette omniscience technologique, le collectif Quiet Ensemble installe à la Manufacture, un « objet en lévitation », Unshaped, qui a les dimensions d’un monument impalpable, fait de vent et de couleur, d’une vague fellinienne (Casanova, 1976), d’un nuage de fumée analysé par Étienne-Jules Marey à la fin du XIXe  siècle ou d’une sculpture capricieuse comme le Concave-convexe (1958) de Bruno Munari (cf. ). Au 21, bis Mirabeau, les deux soleils de Stéphane Thidet, qui ont pour titre, précisément, D’un soleil à l’autre et, pour forme, celle de gongs d’assez grand diamètre, diffusent en continu un son envoûtant. La lumière dorée, presque sacrée, des disques décollés de leurs cimaises, projetant sur celles-ci leur contour ou anneau stellaire, sont aussi des antennes télescopiques, des enceintes butkicker propageant en direct la traduction sonore des ondes émises par notre étoile systémique. Au prétexte que les Étoiles ne dorment jamais, Sophie Whetnall est intervenue in situ, dans le Pavillon de Vendôme et sur la pelouse du jardin. Elle a filtré les reflets de la lumière naturelle à travers de hauts rideaux de papier, a dédoublé les paysages vampirisés en vidéo, projetés à même le papier peint, et créé de toutes pièces des ombres portées végétales, dessinées avec des pigments biodégradables. Les astres comme la surveillance de masse ne connaissent pas la nuit.



  • Biennale des imaginaires numériques, jusqu’au 22 janvier à Marseille, Aix-en-Provence et Avignon