Un dimanche après-midi, sous la volute d’un nuage de cigarettes, les derniers coups de balais prodigués par des agents en costumes trois-pièces font couiner la grande halle d’un gymnase de banlieue américaine. Acculé aux carreaux crasseux des robinets collectifs, un jazz band accorde piano et contrebasse sous le regard militaire d’un chauffeur de salle au sourire Colgate. Lorsque les aiguilles s’alignent, une horde de jeunes gens essoufflés déboule des vestiaires pour inonder l’espace. Pas de temps à perdre, le terrain couvert accueille un marathon de danse, curiosité made in USA née dans le cratère du krach boursier de 1929.
Scrupuleusement énoncées par le Monsieur Prompteur depuis l’estrade, les conditions du tournoi relèvent davantage de la torture organisée que de l’épreuve sportive : une pause de 20 minutes toutes les deux heures, en dehors de laquelle il est strictement interdit de s'asseoir, et le marathon durera jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un couple en lice. Les organisateurs se laissent le loisir d’ajouter quelques sauts de haie pour rompre la monotonie. Qu’à cela ne tienne. Une dizaine de couples formés au pied levé couvrent leurs tricots, vestons et robes liberty de dossards miteux. Jeunes amants ou parfaits inconnus, les binômes frémissent d’impatience ou de pudeur juvénile. Ils esquissent un sourire ou cachent le rouge de leurs joues. Tableau vivant d’une génération sur les starting-blocks, cette version chorégraphique du roman On achève bien les chevaux proposée par le Ballet de l’Opéra national du Rhin restitue à l’identique la niaque de ces jeunes affamés résolus à faire leur trou coûte que coûte.
© Agathe Poupeney
Tournez manège
Difficile, face à ces corps vigoureux et ces mines radieuses, de ne pas goûter le plaisir du spectacle. Valses, tango, cha-cha et autres danses de couple aujourd’hui cantonnées aux cercles d’amateur : dans leurs rôles de marathoniens, les danseur.e.s du Ballet de l’Opéra du Rhin livrent une impeccable revue chorégraphique sans sacrifier l’intrigue amoureuse de l’œuvre originale. On y retrouve Gloria, Diogène en bas nylon et à la langue bien pendue, sa camarade au ventre trop rond, une autre émaciée aux jupes élimées. Hasard du calendrier, la première parisienne du spectacle coïncidait avec les dernières journées caniculaires de l’été 2023, laissant un curieux jeu d’écho entre les interprètes haletants et la moiteur manifeste du côté des gradins. Si les marathons recensés du Michigan à l’Oklahoma au siècle dernier s’étalaient sur plus de mille heures, cette performance-ci ne durera qu’une centaine de minutes. Assez pourtant pour épuiser cette troupe de danseurs professionnels.
Dans les gradins, la gêne est palpable, les visages concentrés se crispent par à-coup ou détournent le regard. C’est du bluff, on vous dit, mais déjà bien assez pour compatir à l’asthénie des corps et à la détresse des esprits. Par la distance des époques, cette adaptation signe un précis des danses populaires délaissées, en même temps qu’une mise en perspective des concours télé et autres courses aux followers – autant d’échappatoires germés sur le terrain aride des crises économiques.
On achève bien les chevaux de Bruno Bouché, Clément Hervieu-Léger & Daniel San Pedro a été présenté les 16 et 17 septembre au Carreau du Temple hors les murs, Paris
⇢ du 7 au 10 mars 2024 à La Filature, Mulhouse
⇢ du 2 au 7 avril à l’Opéra du Rhin, Strasbourg
⇢ les 11 et 12 avril à la Maison de la Culture d’Amiens