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Entretien extrait du Mouvement N°116


Performeuse, autrice, et metteure en scène, elle s’affiche femme, gouine, grosse, noire, pro-sexe, encore un brin catho, scorpion ascendant taureau. Elle fait partie de ces artistes sans filtre, qui n’ont pas peur de « mettre à poil où on en est dans sa tête » pour nourrir la décolonisation des imaginaires. « Viandophile » assumée, elle crée des performances viscérales empreintes de punk attitude et de pop culture, de doigts d’honneur à la norme, d’humour et d’intime à connotation politique. Convaincue que la force, c’est de revendiquer sa différence plutôt que de se retrouver assigné.e.s à des fantasmes qui ne nous appartiennent pas, elle questionne sans faillir ce qu’on ingurgite, ce qui nous fait mariner, et ce qui reste à vomir ou digérer.

Pour Carte Noire nommée désir, elle passe 40 minutes à genoux, à récurer la scène blanche qui se macule de café au goutte-à-goutte, jusqu’à s’en faire saigner. Dans Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute, elle avale consciencieusement sur le plateau trois pizzas entières, au moins sept bières, et fume des clopes à la chaîne aux côtés d’une équipe de foot féminine. Au gré des « performances alimentaires » qu’elle mène depuis plus de 10 ans, on a pu la voir ingérer de la viande (pas toujours cuite) et divers abats, les ingrédients (crus) d’un gâteau d’anniversaire, une dorade (tête comprise), trois sachets de mâche, une Danette qu’elle avait fourrée dans sa culotte... En 2007 déjà, elle se faisait raser le crâne en direct dans Et balancez mes cendres sur Mickey de Rodrigo García, alors même qu’en 22 ans d’existence, elle n’avait jamais coupé ses cheveux. Quand Rébecca Chaillon engage son corps dans la bataille, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’y va pas avec le dos de la main morte. Il y a de la poésie brute qui fait effraction dans l’intime ; de la nudité crue parce que réduite à son plus simple appareil ; des images qui flirtent parfois avec le lyrisme ; des enchaînements potaches qui démystifient la seconde d’après ; des gestes qui s’étirent jusqu’à l’épuisement, des paillettes et de la boue, du kitsch et du magique. Bref, c’est un sacré mélange des genres, et un joyeux bordel. Elle a le don de venir chercher un seuil d’attraction/ répulsion qui nous met face à nos plus vives contradictions. « Notre intime est politique », répète-t-elle dans un grand rire franc à qui veut – ou ne veut pas – l’entendre.




19 VENTRES


Le politique s’est invité dans sa vie via le théâtre et l’éduc pop. Accrochée par les fables médiévales montées par son prof de CE2, Rébecca Chaillon fait ses armes en rejoignant, de 12 à 19 ans, une troupe amateure à Beauvais, le Théâtre du Goupil. « C’était des profs hyperexigeants et amoureux. Ils m’ont toujours dit : “Amateur, ça vient du latin amare, ça veut pas dire que ça ne doit pas être professionnel.” Je suis la seule noire, j’ai les cheveux bleus, et ils n’hésitent pas à me donner le rôle d’Oreste ou d’Ulysse. Ce truc magique d’avoir pu prendre une place et de jouer des textes importants, ça m’a donné vachement de force. » Quand le chef de troupe décède, sa femme, qui a toujours été là, poursuit un temps, puis, déprimée, confie les clés de l’atelier à Rébecca. « Bon. C’est une catastrophe parce que j’ai 19 ans et que je suis éparpillée. J’habite à Creil, je suis étudiante à Paris, je fais de l’animation en centre de loisir à Sainte-Maxence, j’essaie de passer le code, en même temps je rentre au conservatoire du XXe. Et je récupère ce lieu dément avec des centaines de costumes, de décors peints, de trucs et de machins... » Avant que la mairie de Beauvais ne s’en rende compte et reprenne la main, elle réussit quand même à organiser un projet avec des artistes du Burkina, entre Beauvais, Ouagadougou, et Bobo-Dioulasso. Parallèlement, elle se lance dans l’éducation populaire. Parallèlement, elle est recrutée par la compagnie Entrée de jeu avec laquelle elle fera du théâtre-forum pendant 15 ans, en collèges, lycées, foyers, hôpitaux... Parallèlement, elle apprend à peindre sur son corps. Et évidemment, elle crée son propre outil, la bien nommée Compagnie Dans le ventre, accouchée en 2006.


Elle rit gentiment aujourd’hui de ses deux premiers spectacles, pointant « pleins de ratés en termes de féminisme » mais aussi une vraie envie d’en découdre et de mettre en scène une féminité badass. Ses spectacles 8 femmes de Robert Thomas et Savantes ?, très librement inspiré de Molière, sont montés sans budget, en mode débrouille et à la force du poignet, avec racolage actif dans les rues d’Avignon... « Ça avait sa petite gueule, et on a fait pas mal de dates. Je ne sais pas à quel moment ça me vient à l’esprit que les rôles féminins sont pas géniaux dans le théâtre, et qu’on n’est sensibilisés qu’à des auteurs occidentaux. Mais je me rends compte que je n’ai pas envie de passer trois plombes à diriger des gens sur du texte, et les responsabilités qui arrivent envers l’équipe m’effraient un peu. » On est en 2009. Rébecca Chaillon pense vouloir en finir avec la mise en scène quand elle voit passer une annonce pour un stage de Rodrigo García sur le thème « Se débarrasser des metteurs en scène ». Chaque participant a son espace de résidence, 400 euros de budget de produc- tion, Rodrigo et son vidéaste à dispo. Grosse claque. « Je me dis, OK, les identités féminines, ça m’intéresse, et je pratique l’auto-maquillage artistique depuis cinq ans. J’ai envie d’imaginer que je suis une femme-peau. Je suis une femme-langue aussi – j’adore parler –, et une femme-estomac, parce que manger c’est capital. J’apporte tous mes livres de cuisine. » Son premier geste performatif consiste à aller acheter 400 grammes de viande à la boucherie, qu’elle mangera crue, maquillée en femme-viande. Puis elle se transforme en femme-saumon pour « un dîner presque parfait » où les convives dégustent des sushis sur son corps nu. Chaque fois, elle associe une nourriture à une métamorphose via le maquillage. Et elle commence à produire des textes en live, façon écriture automatique. Sur sa peau noire dont elle ferait bien une page blanche ; sur la faim ; sur le manque ; sur les obscurs objets de désirs plus ou moins assouvis. « Je ne théorise pas encore, mais c’est le début de mes performances alimentaires. Je réalise que j’ai cette capacité à ingérer des choses que les autres ont du mal à gérer sans honte. Que ce rapport charnel à la nourriture est ma spécificité de performeuse. »




BAGAGE HORS-FORMAT


À Montreuil où elle est née et habite aujourd’hui, Rébecca Chaillon partage son adresse avec une boucherie bio. Elle est par ailleurs abonnée à Beef! (« Pour les hommes qui ont du goût »), magazine à la gloire du gras, du couteau, de la viande. Ça fait aussi partie de l’imaginaire dans lequel elle a grandi, élevée en Picardie par des parents martiniquais dont elle n’a pas toujours pu regarder l’héritage en face. Un rapport aux tripes. « À la maison, on mange de la langue, des pieds, de la queue de porc, de bœuf, de veau, on mange du cœur, on mange du foie... Et parfois, je me dis : quand je mange de la langue, est-ce que je nourris ma capacité à parler ? Quand je mange du cœur, est-ce que je me mets à aimer plus ? »


 « Quand je mange de la langue, est-ce que je nourris ma capacité à parler ? Quand je mange du cœur, est-ce que je me mets à aimer plus ? »


C’est écrit sur sa porte en lettres de strass, c’est aussi son fond d’écran, et le titre d’un de ses spectacles (coécrit en 2012 avec la créatrice sonore et performeuse Élisa Monteil) : « Je vous aime bien, mais je me préfère. » Une phrase entendue au Burkina Faso. Là-bas, c’est comme ça qu’on dit au revoir. Ici, Rébecca en fait un mantra. Aujourd’hui, elle se revendique femme, noire, grosse, queer, autrice, performeuse. Ça lui fout quand même la rage quand elle repense à ses années d’adolescence : « À force d’être perçue comme grosse, parce que plus ronde que les copines, j’ai passé mon temps à faire des régimes de merde qui m’ont rendue grosse. Après, malgré la sensation de rejet, j’ai toujours pensé qu’étant noire, je pouvais accentuer et même créer une sorte de différence. Et comme on me disait que j’étais une “femme de couleur”, mon truc, c’était d’en mettre partout. » Cheveux roses, cheveux bleus, fringues flashy, dépareillées, difficilement praticables, elle n’a jamais supporté les basiques. « J’avais absolument besoin d’être différente, d’être vue. À l’époque, c’était pas toujours glorieux. Et c’est drôle parce que ça “monstrifie”. C’est comme si j’avais accentué le rejet ou le monstre, en tous cas fabriqué une sorte de carapace arc-en-ciel pour tirer vers le hors- norme. »


Ce qui l’intéresse, ce sont ces endroits du ventre, ces endroits de paradoxe. Là où ça déborde, là où ça gratte, là où ça frotte et ça remue les tripes. De spectacle en spectacle, elle tire, à force de métaphores alimentaires, sur le fil ténu qui relie l’attirance et le dégoût. À partir de ses performances transformistes de femme-viandasse, femme-saumon, femme-salade et autres femme-vodka, elle crée un premier solo, L’Estomac dans la peau (2014), où elle s’auto-maquille pour faire apparaître sur son épiderme ce qu’elle a au fond du bide, donnant à voir les digestions émotionnelles de mille et une femmes face aux soubresauts du désir. Puis elle enchaîne sur Monstres d’amour (Je vais te donner une bonne raison de crier), duo autour du cannibalisme amoureux, qui interroge les frontières entre passion violente et tentation de dévoration. Rébecca y mange du foie, du boudin et des abats crus sur le corps d’Élisa Monteil, 45 kilos. Elle sait que son corps est un fantasme mais ne mesure pas tout à fait, alors, ce que sa couleur de peau peut renvoyer à son insu. « On souligne le fait que je travaille sur le cannibalisme, que je suis noire et que je suis en train de manger une Blanche. Que je suis grosse, et qu’elle est mince. Et puis, quelques femmes viennent me dire : “C’est pas possible que tu nous mettes dans cette situation, d’assister à ce spectacle en tant que Noires dans une salle blindée de Blancs.” Bref. Même si je l’ai aimé très fort, il y a plein de maladresses dans ce spectacle... Dans son contexte politique et social, c’était borderline. »




« SPICE GIRLS » SYNDROME


Longtemps, Rébecca Chaillon s’est sue noire sans vouloir le voir. Sa conscience des dégâts collatéraux de l’assimilation se construit grâce à sa rencontre avec Amandine Gay : elle fait partie des 24 femmes afro-descendantes que la sociologue et réalisatrice interviewe sur les violences systémiques auxquelles se cogne toute femme noire qui grandit en France. La sortie du film Ouvrir la voix est un électrochoc. Au début, elle résiste. « Elle me fait parler de la façon dont mon corps est exotisé. Les relations sexuelles où les gens se sentaient menacés parce qu’ils avaient peur que je les bouffe, que je désire trop fort. Je commence à piger les différentes strates de racisme, la fabrique des hommes violents et des hommes sauvages. Je comprends que tous les sachants de ma vie sont blancs, et que j’imagine pas que ça puisse venir d’ailleurs... » Multirécidiviste de l’apprentissage, elle participe deux ans de suite à un camp d’été décolonial et se plonge dans tous les essais qu’elle croyait inaccessibles. « Parce que d’un seul coup, c’est de mon histoire qu’on me parle, c’est de moi à la première personne, et c’est ça qui va faire Carte Noire. C’est dire : en fait, STOP, je vais créer du théâtre depuis mon point de vue. Un point de vue de femme noire en France, avec tous ces zébrages hyperchelous que tu as en tête quand tu essaies d’être blanche dans tes comportements, dans tes attitudes, dans ta culture. »



Alors, quand un théâtre lui propose une carte blanche, elle la transforme en Carte Noire nommée Désir, où huit performeuses noires vont s’employer à dézinguer les clichés, éroticisés ou domesticisés, qu’on leur colle aux corps. Et interroger la construction de leurs désirs, bien à elles, dans des systèmes de représentations plus blancs que blancs. Ça passe par la lecture des petites annonces égrillardes diffusées dans Amina, « le magazine de la femme africaine et antillaise » ; par le cirque, le twerk, le chant lyrique et la céramique ; par de troublantes images visuelles, par un Time’s Up tonitruant, par des gestes ritualisés de blan- chissage et de tressage ; par une poésie toute nue qui ouvre la voix. Sur le plateau : une rangée de canapés fait face au public. Seules les femmes noires et métisses afro-descendantes (trans et non binaires comprises) sont invitées à s’y installer, histoire de mettre à vue les décalages de perceptions. Et tant mieux si une forme d’inconfort s’incruste à la fête. « On t’invite pas à venir consommer ce que tu imagines de la douleur noire ou de la douleur des femmes. C’est pas gratuit, ça va te coûter quelque chose. » Comme ça coûte aux performeuses. « Les objets sont sacrés et les corps éprouvent, on ne monte pas sur un plateau pour juste parler. Il ne faut pas que les gens en ressortent indemnes. Si on arrive à présenter la vérité de quelqu’un, forcément pleine de contradictions, l’autre pourra s’y réfléchir. »


Entretemps, Rébecca Chaillon a débauché quelques Dégommeuses – membres d’une équipe de foot féminine accueillant principalement des joueur.euses lesbiennes, bi, trans et non binaires – pour monter Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute, performance punk, pop, percutante et puissante, de la durée d’un match. Constituer des équipes, c’est son « fantasme Spice Girl éternel », elle a toujours l’impression de faire exister un corps humain. Et puis, elle s’est lancée dans un projet de création sur et pour l’adolescence en construction, Plutôt vomir que faillir. Après l’ingestion, la dévoration, la digestion, elle se met donc au défi de la régurgitation. Il faut dire qu’elle a toujours eu peur de vomir, et pourtant, ce n’est pas l’envie qui lui a manqué. Oui, elle a aussi l’angoisse du vide, mais elle se sent proche du trop-plein. Son prochain projet, promis, c’est le rien. Enfin, la formation et l’écriture, pendant trois mois si tout va bien. « C’est un métier qui peut dévorer, qui pousse à s’autoconsummer ou consommer. Je sens que j’ai besoin de remanger des choses. » Un stage dans une école d’apprentis bouchers est déjà à l’étude.



Texte : Cathy Blisson


Photographie : Bettina Petaluga, pour Mouvement 



Plutôt vomir que faillir du 8 novembre au 11 novembre à La Manufacture CDN Nancy-Lorraine, les 22 et 23 novembre au Théâtre de l'Union à Limoges, du 28 au 30 novembre au CDN Besançon France-Comté, du 8 au 19 décembre au Théâtre Populaire de Montreuil


Carte noire nommée désir du 28 novembre au 17 décembre à l'Odéon Théâtre de l'Europe

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