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Monocultures intensives, déforestation et commerce international : les infrastructures humaines mettent en danger les écosystèmes. Certains organismes trouvent pourtant là des conditions de vie favorables. Proliférant, ils deviennent des alliés de la destruction en cours. L’anthropologue nous guide à travers ces « nouveaux mondes sauvages ».

Entretien extrait du Mouvement N°113


Pourquoi utilisez-vous le terme de plantation pour désigner l’agriculture intensive ?


Aujourd’hui, beaucoup pensent que la monoculture, qui combine écosystèmes simplifiés et aliénation du travail, est la seule manière de cultiver la terre. Or, cette forme d’agriculture n’a rien de naturelle : nous l’héritons de la manière dont la colonisation a réorganisé le monde et du système de plantation qu’elle a instauré. Cette agriculture est la cause de tellement de problèmes écologiques qu’il me semble fondamental d’insister sur les liens entre colonisation et anthropocène. J’ai réalisé mes premières enquêtes de terrain en Indonésie. Les gens y pratiquaient une forme de culture itinérante et rotative dans des fermes où il y avait des champs de riz, mais aussi des centaines d’autres cultures intercalaires : des concombres poussaient entre les plants de riz, des arbres fruitiers fleurissaient... Il se passe tant de choses dans ces fermes ! Les hommes doivent prêter attention à plusieurs plantes en même temps, à leurs spécificités, aux liens qu’elles entretiennent avec les autres plantes, à leurs rythmes. Nous avons oublié qu’il était possible de cultiver ainsi. Ce n’est pas moins productif ou efficace pourtant, mais cela demande une qualité d’attention que les propriétaires des plantations ont tout fait pour annihiler.


En quoi ce système de plantation est-il fondé sur l’aliénation ?


Dans les plantations coloniales – comme dans les monocultures industrielles – il ne faut s’occuper que de la seule et unique plante qu’on fait pousser. Tout le reste est tué, y compris les champignons bénéfiques et les insectes butineurs. La plupart des plantes cultivées sont des espèces exogènes : elles ne sont pas cultivées sur leurs sols d’origine, de façon à ne pas avoir d’ennemis... mais donc pas d’amis non plus. Elles sont privées de toutes les relations qui font leur vie et replantées dans des endroits volontairement séparés des écosystèmes alentour. Les opérations de simplification vont encore plus loin : dans la plupart des cas, on cultive des plantes naines, parce qu’on ne veut pas qu’elles développent trop leurs feuilles ou leurs racines, mais seulement la partie commercialisable. L’irrigation a moins pour but d’étancher la soif des plantes que de les calibrer, leur donner un rythme fixe de croissance afin qu’elles soient toutes mûres au même moment et que l’on puisse convoquer tous les travailleurs en même temps pour venir les cueillir. Cette forme écologique étrange a des conséquences pour ces plantes, mais aussi pour leurs prédateurs. Pour les parasites et les agents pathogènes, les plantations sont un repas sans fin de proies identiques et sans défense. Les plantations deviennent des incubateurs pour de micro-organismes virulents, qu’elles cultivent et propagent.


Cette aliénation concerne les plantes, mais aussi les hommes.


Dans ces cultures-là, on demande aux hommes de supprimer les relations d’attention et de soin qu’ils auraient sans doute exprimées dans un environnement écologique plus complexe et s’ils travaillaient pour eux-mêmes. C’est déjà une forme d’aliénation. Mais on peut aussi en faire une lecture marxiste : les travailleurs ne sont propriétaires ni de ce qu’ils produisent, ni des moyens de production. À ce propos il est important de noter que les machines ont uniquement remplacé le travail des hommes dans les monocultures héritées de la colonisation, pas dans les autres exploitations. L’apparition des machines vient souligner le lien qui existe entre travail forcé et écosystèmes simplifiés, non le remettre en question. Dans son très beau livre sur l’histoire moderne du sucre, La Douceur et le pouvoir, l’anthropologue américain Sidney Mintz soutient l’idée que la discipline et l’organisation du travail des plantations ont inspiré celles des usines. On peut aussi citer l’ouvrage de l’historien Sven Beckert, Empire of Cotton, qui explicite l’articulation entre le travail des esclaves dans les champs de coton du « Nouveau monde » et l’émergence du système industriel en Grande-Bretagne. Selon lui, seuls les superprofits générés par les plantations ont permis le développement technologique des usines et l’exploitation de la main-d’œuvre pauvre en métropole.


Vous évoquiez ces micro-organismes virulents pour qui les plantations sont « un repas sans fin ». Est-ce cela que vous nommez « processus féral » ?


« La nature » n’est pas un tout indifférencié. Elle est composée de nombreux éléments, et organismes, qui ont des comportements divers et auront donc des manières très différentes de réagir à ce que les hommes font de la Terre. Certaines réactions sont inoffensives, voire joyeuses, d’autres relativement dangereuses pour la diversité des écosystèmes. À l’origine, le terme « féral » renvoie aux animaux domestiqués qui retournent à l’état sauvage : un cochon qui s’échapperait d’une ferme pour aller vivre dans la forêt, par exemple. Pour l’Atlas féral [Atlas en ligne d’enquêtes de terrain sur les transformations écologiques – Nda] nous avons élargi la définition. Elle renvoie à tous les organismes non humains qui, pour une raison ou pour une autre, ont changé de nature afin de s’adapter à la façon dont les hommes ont modifié les paysages. Ceux-là nouent des relations avec les infrastructures ; en ce sens, ils font partie du monde humain. Mais leurs conduites échappent au contrôle des hommes. Si une plante trouve dans un champ des conditions d’existence propices, et prolifère en dépit de la volonté de l’homme, voire en mettant en danger ses plantations, alors nous la définissons comme férale.


Dans le recueil Proliférations vous faites la distinction entre deux types de processus féraux, certains relevant de la « prolifération », d’autres de la « résurgence ». En quoi sont-ils différents ?


La résurgence, c’est le fait qu’une forêt puisse repousser, à l’emplacement d’une ferme abandonnée par exemple. Et nous avons énormément de chance de vivre dans un monde où ce type de processus féral existe : la vie humaine sur Terre en dépend. La prolifération, en revanche, peut s’avérer dangereuse, non seulement pour la vie humaine, mais aussi pour tout un éventail d’arrangements écologiques. Je suis toujours tentée d’illustrer cette différence grâce aux champignons qui, comme vous le savez, sont l’un de mes sujets de prédilection. Les champignons peuvent nous emmener dans deux directions opposées : vers la symbiose et les enchevêtrements écologiques entre les espèces d’un côté ; vers notre vulnérabilité face aux « collaborateurs non humains de l’anthropocène » de l’autre. Au Danemark, un de nos terrains de recherche est une ancienne mine de charbon. Il faut imaginer des tonnes de sable parsemées de minuscules résidus de charbon. Sans la présence de champignons dits « mycorhiziens », ce terrain serait resté désertique. Mais en rassemblant de l’eau et des nutriments pour les racines des plantes, ils ont aidé la végétation à repousser. La plupart des forêts du monde doivent leur existence à cette « symbiose mycorhizienne » qui permet la résurgence. En revanche, il existe aussi des champignons pathogènes qui se développent en tuant d’autres organismes. Quand ils s’allient aux infrastructures créées par les hommes, ces champignons peuvent devenir extrêmement dangereux. Il peut s’agir des infrastructures du commerce international : la plupart des frênes d’Europe du nord ont été décimés à cause d’un champignon importé par paquebot, depuis une pépinière située sur un autre continent car la main-d’œuvre y est moins chère. Ou encore de celles de l’agriculture industrielle : le champignon Candida Auris a très probablement commencé à se développer dans les exploitations qui déversent des tonnes de produits chimiques sur les sols depuis 40 ou 50 ans. Seuls les champignons ultrarésistants, comme le Candida Auris, sont capables de survivre à ces pesticides et à ces fongicides. Et puis ils se propagent. Aujourd’hui, on les retrouve jusque sur les murs des hôpitaux alors qu’ils déclenchent des infections pulmonaires gravissimes chez les patients les plus vulnérables. Et on n’arrive pas à s’en débarrasser. Ces organismes mettent en danger d’autres espèces qui, elles, rendent possibles les refuges écologiques dont nous dépendons : c’est ce que j’appelle « les collaborateurs non humains de l’anthropocène ».



Les plantations relèvent de ce que vous nommez « la seconde nature ». Comment la définissez-vous ?


Les termes « première nature », « seconde nature » et « troisième nature » sont utilisés de manières très différentes. En ce qui me concerne, je me réfère à l’usage qu’en fait l’historien William Cronon dans son livre Nature’s Metropolis. Il définit la « seconde nature » comme une nature façonnée pour répondre aux besoins de l’industrie capitaliste. Et c’est une définition atypique, parce que cela signifie que pour lui – ce qui n’est pas le cas pour d’autres chercheurs –, la « première nature » peut très bien impliquer des transformations humaines, tant que celles-ci n’ont pas lieu dans un cadre capitaliste. C’est ce qui me permet, dans Le champignon de la fin du monde, de définir la « troisième nature » comme celle ayant échappé à l’organisation capitaliste. Vous me voyez venir, j’entre à nouveau dans le monde du féral presque malgré moi. Aujourd’hui, première, seconde et troisième nature cohabitent sur la surface du globe. Maintenant que l’anthropocène est devenu un terrain de recherche pluridisciplinaire, l’anthropologie peut être utile pour rappeler l’hétérogénéité, spatiale et temporelle, des situations qui composent ce récit global.


À quoi ressemble cette « troisième nature » qu’est la forêt d’Oregon où vous êtes partie sur les traces du champignon matsutaké ?


L’Oregon était autrefois la capitale américaine du bois de charpente. S’il y avait tant de bois à exporter, c’est en partie grâce aux techniques de brûlis et à l’écologie par le feu pratiqués par les Indiens autochtones qui ont façonné un parc forestier très ouvert, avec des arbres très larges et un sous-bois peu touffu. Les colons y ont vu une mine d’or et ont coupé les arbres aussi vite qu’ils ont pu, laissant derrière eux non pas un désert, mais une forêt d’un genre très différent, très dense, presque impénétrable mais peuplée d’arbres chétifs. Avec son sol volcanique composé de fragments de roche extrêmement coupants, c’est un paysage particulièrement inhospitalier. C’est presque un miracle que quoi que ce soit puisse y pousser. Mais plus l’environnement est compliqué, plus le matsutaké prend l’ascendant sur d’autres champignons qui, dans des endroits plus humides et luxuriants, auraient pris le dessus. Là-bas, et même si les bonnes années le matsutaké se vend bien plus cher que le bois, le service des forêts continue tant bien que mal de travailler pour que la filière bois fasse encore du profit. Parce que c’est le rôle qui lui a été confié. Des cueilleurs indépendants, souvent précaires, viennent ramasser ces matsutakés qui se vendent ensuite à prix d’or sur le marché asiatique. Ces marges sont paradoxalement prises dans les logiques du commerce international. Le matsutaké navigue entre le système capitaliste dans son sens le plus fort – puisqu’il est non seulement l’objet d’un commerce mais aussi d’une spéculation – et ses marges. Pour désigner ces espaces qui se situent à la fois à l’intérieur et en dehors du capitalisme, j’ai développé l’idée de « péricapitalisme ». Cela peut être compliqué à comprendre pour ceux qui voient le monde comme entièrement phagocyté par le capitalisme, comme pour ceux qui veulent croire, en revanche, que certains espaces en sont préservés. Ces espaces intermédiaires sont nombreux. C’est ainsi que le capitalisme fonctionne : une des manières de faire profit est de transformer en marchandises des choses qui ne l’étaient pas. Les façons de créer des marchandises se sont donc diversifiées. Mais c’est aussi la limite du capitalisme. Dans le livre Plantation Life, Tania Murray Li et Pujo Semedi étudient les plantations de palmiers à huile qui ont envahi la campagne indonésienne, remplaçant le paysage autrefois composé d’une alternance de forêts et de champs. Il existe différentes formes de plantations. D’un côté, les grandes propriétés où viennent travailler les paysans ; de l’autre, une forme de sous-traitance : les gros exploitants signent des contrats avec des paysans pour que ces derniers fassent pousser, sur leurs terres, des palmiers à huile. Dans les plantations gérées par les paysans, on remarque que les choses ne se passent pas exactement comme dans les grandes propriétés. On est déjà dans ces entrelacements entre seconde et troisième nature. 


Le sous-titre de votre livre sur le matsutaké est « sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme ». Ces ruines ne sont pas seulement écologiques, elles sont aussi idéologiques.


Tout au long du XXe siècle, l’idée de progrès a été centrale dans tous les débats publics. Il y avait une évidence à penser que la croissance économique résoudrait les problèmes sociaux, éradiquerait la pauvreté et nous permettrait d’atteindre une forme de bien-être collectif. Le XXe siècle nous a autorisés à rêver de sécurité pour tous : grâce à l’institutionnalisation des mécanismes de progrès, via le capitalisme, nous pourrions créer des modes de vie dans lesquels l’existence des hommes serait garantie. Et les non-humains seraient protégés et chaperonnés par les humains dans ce régime de la sécurité. Quand il est devenu clair que les projets de croissance et de développement causaient de nouveaux problèmes et qu’ils mettaient notre existence en danger, le concept de progrès s’est trouvé fragilisé. Le problème c’est que nous n’avons pas dépassé les promesses manquées du XXe siècle. Et je crois que c’est la grande dissonance de notre époque : le rêve du progrès persiste dans les discours alors que la prise de conscience de la réalité est de plus en plus forte.


Est-ce la raison pour laquelle vous essayez, au contraire, de penser depuis la précarité ?


La précarité, d’une certaine manière, est ordinaire. Mais à cause de la manière dont nous avons organisé les vies, humaines comme non humaines, nous en avons fait quelque chose d’absolument terrible : quantité d’espèces, dont la nôtre, sont menées à l’extinction. Aux États-Unis, le système économique et social du salariat est lui aussi sous tension. Dans ce contexte, se battre pour les institutions de l’État-providence est peut-être l’une des meilleures idées que nous pourrions avoir. Je travaille dans le système d’éducation publique, et c’est quelque chose auquel je tiens. Je ne célèbre donc pas du tout la précarité. Pour autant, j’ai besoin de ce terme pour bien décrire les problèmes du monde. Et je pense que prendre acte de cette vulnérabilité pourrait nous guider vers les changements que nous pensons utiles.



Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes


Photographie : Damien Maloney, pour Mouvement