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L’expression « représentation du monde » n’est pas pertinente selon vous.  Pourquoi ? 

« Cette expression suppose qu’il existerait un monde déjà constitué et une multitude de façons de le voir. Or, ce que l’on appelle “le monde” est une somme d’êtres et de relations dont on ne pourra jamais épuiser la totalité : à mesure que l’on invente de nouveaux outils de détection on découvre d’autres êtres et d’autres relations. L’espèce humaine aura disparu bien avant que l’on puisse compléter l’inventaire. Tant que ce n’est pas fait, dire qu’il y a un monde est un acte de foi !  Je préfère donc parler de “mondiation” pour évoquer la manière dont chacun d’entre nous, en fonction du milieu social dans lequel il vit, objective certains éléments plutôt que d’autres et certaines continuités entre eux. Les “mondes” d’un physicien nucléaire et d’un chasseur Achuar ne sont pas les mêmes. Non parce qu’il y aurait d’un côté une approximation plus grande, mais parce que leurs outils de détection ne sont pas les mêmes. L’un va détecter des bosons, l’autre des esprits. Et il ne s’agit pas d’une représentation, mais bien de ce qu’ils ont vu, pas vu, de ce qu’ils ont entendu…

 

Ces « mondes » sont stabilisés pour pouvoir être mis en commun par des communautés, c’est ce que d’autres appellent « la culture ». Quel rôle jouent les images dans la diffusion et la stabilisation de ces mondes ?

 « J’ai commencé à m’intéresser aux images il y a une quinzaine d’années en me posant ces questions : que donnent-elles à voir du “mobilier du monde” ? Comment le font-elles ? Par quels procédés formels ? Si les images sont des agents sociaux, comment le deviennent-elles ? Il y a différentes manières pour les images d’acquérir une puissance d’agir. Ce qui m’a paru manifeste alors, c’est que non seulement les images avaient contribué à stabiliser les grands schèmes de mondiation mais qu’en plus, dans bien des cas, elles préfiguraient les grandes mutations ensuite explicitées dans les discours. Les fondements du “naturalisme” [système de croyance dans lequel seuls les humains auraient un point de vue subjectif sur une nature extérieure, objective et intégralement régie par les lois de la physique – Nda] tels qu’ils seront développés en Europe par les philosophes géomètres du XVIIe siècle apparaissent beaucoup plus tôt dans la peinture. Dès le XVe siècle, on commence à figurer l’intériorité humaine, notamment à travers le regard. C’est le début d’une extraordinaire singularisation de l’être humain.  La tradition florentine invente aussi la perspective et avec elle l’idée d’un sujet qui construit son environnement. De la même manière, la dissolution possible du naturalisme dans l’art contemporain surgit avant les travaux des personnes qui, comme moi, ont fait valoir son caractère non universel. Les images « excèdent » toujours les discours.

 

 Dans l’animisme, le rapport à l’invisible semble plus prégnant.  Les images, et le sens de la vue plus largement, jouent-ils alors un rôle aussi prépondérant qu’en Europe occidentale ? 

« Le sonore est prépondérant dans l’animisme. Le chamane se fait d’ailleurs le porte-parole du congrès d’esprit qu’il a réussi à convoquer et maîtriser. Mais le visible reste néanmoins important. La figuration, le fait de représenter quelque chose, pose toujours la question du passage de l’invisible au visible, même si cela se matérialise dans des images différentes. Si vous avez vu l’exposition La Fabrique des images que j’ai réalisée il y a quelques années au Musée du Quai Branly, à Paris, vous vous souvenez peut-être de la première salle, qui traitait justement de l’animisme. Le dispositif scénique était constitué d’une toile blanche portant des inclusions d’objets, visibles ou non en fonction des variations aléatoires de la lumière, et d’un fond sonore de crissements de pas dans la neige. L’idée était toute simple : dans l’animisme, on n’est jamais sûr de qui on a affaire. “Il y a quelque chose qui cloche”, mais on n’a pas une saisie complète par tous les sens de l’identité de ce quelque chose : on entend mais on ne voit pas, on voit mais on ne sent pas, etc. Cette incertitude est la base expérientielle de l’animisme.

 

« Dans l’animisme, on n’est jamais sûr de qui on a affaire. “Il y a quelque chose qui cloche”, mais on n’a pas une saisie complète de l’identité de ce quelque chose : on entend mais on ne voit pas, on voit mais on ne sent pas. »

 

Nous sommes relativement familiers avec les images naturalistes de l’Europe occidentale.  Mais quelles seraient les images spécifiques aux autres systèmes que vous avez mis en valeur dans Par-delà Nature et Culture : l’animisme, le totémisme et l’analogisme ?

« Dans les systèmes animistes, il y a peu de figuration en deux dimensions. On trouvera davantage de statues ou d’objets, et dans certaines circonstances des corps transformés en images. C’est ce que j’ai appelé “les camouflages ontologiques”, à travers lesquels il s’agit de se rendre visible, comme humain, de la manière dont un non-humain, un esprit ou un animal, nous percevrait. En ce qui concerne l’art totémique, en Australie par exemple, la figuration n’est pas une image au sens classique du terme, mais la reproduction d’une trace indicielle, d’une empreinte laissée dans des lieux par les itinéraires et les actions des “êtres du rêves”. Cette reproduction peut prendre la forme de rituels ou d’images sur des corps, des objets, mais aussi des toiles depuis les années 1970. Le système analogique est quant à lui probablement le plus vigoureux en termes artistiques, parce que les images y jouent un rôle depuis longtemps. Dans ce cadre, il s’agit moins de montrer des objets que la connexion entre eux, la manière dont ils sont liés.

 

Votre recherche se poursuit-elle jusqu’à l’art contemporain ? 

« La grande difficulté de l’art contemporain, c’est de parvenir à voir dans quelles directions il va. Je me suis intéressé plus spécifiquement à certaines d’entre elles. La première est liée au désir éperdu de donner à voir l’intériorité humaine comme s’il s’agissait d’un domaine physique. Cela commence de façon très nette avec les daguerréotypes et rejoint plus tard l’imagerie scientifique. Les neurosciences voudraient pouvoir donner à voir la pensée en acte, mais ça échoue. Leurs dispositifs de saisie du réel sont réputés éliminer tout biais interprétatif, toute subjectivité, mais la neuro-imagerie continue de supposer des choix dans ce que l’on va, ou non, rendre visible. La deuxième direction qui m’intéresse, c’est la persistance d’une forme de spiritualité, dont il est très difficile de se détacher. Cela fait quelques temps que le beau a disparu comme canon mais la question de l’incarnation, au sens christique du terme, continue de se poser. Il s’agit alors pour l’art moderne de s’accommoder au christianisme. Enfin, la troisième dimension, c’est la façon dont des artistes ont réussi, à partir de Picasso, à se défaire des cadres naturalistes de la figuration. Dans les paysages de Mondrian, on voit très bien sa volonté de rendre évident le fait que la profondeur de champ est totalement artificielle, et cela se transforme peu à peu vers le style de Mondrian que l’on connait souvent mieux. Ici, on peut penser que la découverte de l’art africain et océanien a servi de déclencheur. J’ai retrouvé une lettre de Derain dans laquelle il écrit à Matisse, après avoir vu les objets ethnographiques du British Museum : “Je les connaissais tous avant de les voir”.

 

La catastrophe écologique peut être comprise comme liée à cette manière, naturaliste, de se rapporter au monde comme s’il n’était qu’une matière inerte à exploiter. L’ethnologie, en mettant en évidence d’autres manières de vivre dans son milieu a joué un rôle dans ces réflexions. Comment maintenir ce paradoxe : tenter de nouer un autre rapport à la terre, sans demander à ces « autres » de nous servir de modèle et sans les fantasmer ? 

« Notre système repose en effet sur l’individualisme, la propriété, une exploitation des ressources et une promesse de bien-être adossée à la croissance et l’accumulation des richesses. Or, comme le philosophe Pierre Charbonnier l’a mis en évidence dans son récent livre, ce couplage n’est plus possible. Toutes les façons de penser qui se sont développées à partir de ces grandes révolutions conceptuelles que sont la philosophie des Lumières et la pensée socialiste ont buté sur la finitude du monde et le manque de prise en compte de l’épuisement des ressources. Quand j’étais un jeune militant d’extrême gauche, cette question ne se posait pas. On pensait qu’il suffisait de faire la révolution – en ignorant d’ailleurs majestueusement les conditions historiques qui auraient permis de la faire – et que tout serait résolu si l’on créait un vrai parti bolchevik indemne des déviations qu’il avait connues en URSS d’abord, en Chine ensuite. Un des aspects positifs de la crise écologique, c’est qu’il s’agit d’une extraordinaire stimulation pour inventer un nouveau système politique dans lequel ce que nous avons appris à aimer – la liberté et l’émancipation – puisse être adossé à autre chose que la croissance. Et les gens qui s’intéressent à ces questions, tels les anthropologues et les historiens, ont sous les yeux un très grand nombre d’expériences extraordinairement originales de mondiation. Dans Les Âmes sauvages, Nastassja Martin développe l’argument selon lequel les populations qui vivent dans un état d’incertitude, du fait de leur mode de vie de chasseurs-cueilleurs, sont probablement les mieux adaptées aux temps qui viennent. Il va falloir que l’on réfléchisse à la manière dont se préparer collectivement à cette incertitude, alors que “l’état-providence bismarckien” avait justement vocation à la réduire. »

 

Propos recueillis par Alain Berand & Aïnhoa Jean-Calmettes

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