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Avec l’épidémie de Covid-19, le champ lexical de la nécessité a fait une irruption flagrante dans le discours politique : on ne peut sortir que pour faire des « achat de première nécessité », seuls les « travailleurs essentiels au fonctionnement du pays » sont autorisés à poursuivre leurs activités à l’extérieur. Quels échos cela peut-il avoir avec votre idée de départager les « besoins authentiques » des « besoins artificiels » ? 

On est en plein dedans donc les conséquences à long terme de cette épidémie sont difficiles à mesurer. Mais il est certain qu’en période de crise aiguë, les besoins sont révélés dans leur brutalité et leur immédiateté, alors qu’en temps normal dans nos sociétés capitalistes, leur satisfaction est toujours pensée par l’intermédiaire d’un prix. À l’heure actuelle, on parle des besoins de masques, de respirateurs, de lits d’hôpitaux, de nourrir les gens en Seine-Saint-Denis. Face à l’urgence de sauver des vies, il est beaucoup moins question d’argent. Cette crise est révélatrice non seulement de la manière dont nos sociétés fonctionnent en temps “normal” mais aussi de la manière dont elles pourraient fonctionner si on organisait l’économie sur la base de la satisfaction des besoins sans la médiation de l’argent. Malgré son caractère tragique, c’est un laboratoire intéressant pour penser les nécessités au-delà des mécanismes marchands.

C’est typique des économies de crises : en temps de guerre c’est aussi le cas. À cela s’ajoute un phénomène vertigineux : les règles économiques, les lois budgétaires, les contraintes de l’austérité, présentées comme des lois d’airain, ont complètement sautées ! Les gens découvrent qu’il est possible pour un État de s’endetter à des niveaux qui étaient inconcevables il y a encore un mois, la moitié des salariés du privé sont au chômage partiel. L’État providence est rétabli du jour en lendemain alors que ça passait pour être impossible. Évidemment c’est une parenthèse, il est bien à craindre que ces règles reviennent de plus belle mais les gens ont compris que l’austérité qui a régné dans les hôpitaux pendant 20 ans a atteint ses limites et qu’il va falloir investir massivement dans les services publics en général. Je n’adhère pas au discours selon lequel “la crise va nous apprendre à mieux vivre”, mais il y a une vertu pédagogique : face à un monde où les catastrophes sont nombreuses, s’il n’y a pas une satisfaction des besoins en dehors du cadre marchand, on va aller de drames en drames. Dans les sociétés capitalistes, on produit d’abord et ensuite on crée des besoins artificiels pour écouler les marchandises déjà produites. C’est l’inverse qu’il faut faire : organiser l’appareil de production pour satisfaire les besoins individuels et collectifs authentiques. Tout l’enjeu est de savoir comment on détermine démocratiquement l’authenticité des besoins, sans passer par le système des prix.

 

En quoi la question de la consommation rejoint-elle celle de la démocratie ?

Au XXe siècle, on a souvent conçu le citoyen sur le modèle du consommateur, et inversement. Dans les deux cas, l’individu doit faire un choix rationnel face à ce qu’on lui propose : son président ou son produit. Le citoyen consomme un élu. La démocratie libérale est pensée comme un marché, tandis que le marketing s’appuie sur des modèles issus de la politique, comme les sondages, les campagnes, etc. Ça a des effets de fragmentation : l’individu est seul dans l’isoloir ou dans le supermarché quand il fait ses choix, malgré tout le dispositif collectif mis en place pour l’influencer. Politiser la consommation, c’est sortir de ce modèle de l’individu livré à lui-même face aux appétits capitalistes. C’est ce que le marxisme a toujours eu pour objectif : émanciper l’individu.

 

Il existe déjà des formes de consommation engagées et “citoyennes” comme le boycott et le buycott (acheter des marchandises produites de façon éthique). Quelles en sont les limites ? 

Les grands exemples de boycotts politiques sont ceux qui ont été organisés contre l’apartheid en Afrique du Sud et aujourd’hui la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions en soutien au peuple palestinien. Mais concernant la consommation courante, c’est différent : face aux marchandises, on est seuls. Certaines formes de radicalisme s’expriment à travers la “consommation engagée” mais elles ont une dimension très individualiste et fragmentée – décider d’être vegan – ou prennent leur sens dans des communautés qui se constituent à l’écart de la majorité de la population. Même quand elles sont collectives, ces mobilisations se constituent par réseaux de gens issus des mêmes milieux.

 

Quels peuvent être les effets de cette épidémie sur ce phénomène de fragmentation ? 

C’est difficile à dire. Après la Seconde Guerre mondiale il y a eu les Trente glorieuses : les gens s’étaient tellement privés qu’il y a eu une espèce d’euphorie consumériste. C’est ce que les économistes appellent “l’effet rebond”. Dans l’histoire moderne, les périodes de pénurie et de rationnement sont souvent suivies de périodes de surconsommation. C’est l’une des choses à craindre avec cette pandémie. La deuxième hypothèse, c’est que les gens auront eu le temps de réfléchir à ce qui est essentiel : la première chose qu’il vont faire, c’est boire des coups avec leurs amis et leurs familles, mettre l’accent sur les interactions sociales plutôt que sur la consommation. Mais tout dépend des décisions politiques qui seront prises. Actuellement, le gouvernement verse des subventions à des entreprises extrêmement polluantes, comme l’aviation, sans conditions écologiques, pour sauver l’économie coûte que coûte, et incite les gens à consommer, “français” en l’occurrence.

De ce point de vue, le tête-à-tête avec la marchandise se poursuivra. Si l’idée est que les gens triplent leur niveau de consommation pour relancer la machine, on va revenir au monde d’avant, en pire. Reste à voir si des mouvements politiques, sociaux et artistiques se saisissent de l’expérience du confinement pour préfigurer d’autres mondes possibles. La crise sanitaire relativise le “There is No Alternative” de Thatcher qui s’était imposé avec le néolibéralisme. On s’aperçoit que le monde peut être radicalement différent, en bien pire mais aussi en meilleur, que nos sociétés sont contingentes et peuvent être plus réactionnaires ou plus progressistes et solidaires. La restriction des libertés publiques et la fermeture des frontières sont inquiétantes. Avec une pandémie comme celle-là, on aurait pu envisager une plus grande coopération entre les pays, notamment les grandes puissances, mais c’est tout le contraire qui s’est produit : une compétition politique et économique accrue.

 

La crise financière de 2008 avait aussi révélé la fragilité du néolibéralisme mais n’a pourtant pas permis de changer son fonctionnement. En quoi cette « crise sanitaire » serait-elle différente ?

La crise de 2008 est née dans le monde de la finance, et n’a contaminé l’économie réelle que dans un second temps. Ce qui se passe actuellement plonge l’économie et les rapports sociaux en général dans une espèce de coma artificiel. L’expérience est très différente. Les gouvernements incitent délibérément les citoyens et les salariés à ne pas produire et à ne pas interagir. Avec cette pandémie, la crise part de l’économie réelle et non pas des marchés boursiers spéculatifs. Je pense que les forces de réaction sont à l’affût et que malheureusement il est bien possible que le monde d’après soit pire que celui d’avant. Les forces politiques au sens large, les mouvements sociaux mais aussi artistiques avec lesquels on entre dans une crise conditionnent la manière dont on en sort. Il se trouve qu’on est entrés dans cette crise avec un rapport de force en faveur de la réaction. Néanmoins, les crises permettent une sorte d’ouverture des possibles : il serait possible par exemple de suspendre les règles du néolibéralisme, comme ça a été fait pour la pandémie, pour réorienter les investissements vers davantage de sobriété et faire face à la crise climatique.

 

Cela renvoie à l’écologie. En France, cette dernière se résume souvent au geste particulier : trier ses poubelles, acheter bio, limiter le plastique, ne pas manger de viande. 

On fait peser la politique écologique sur les individus : non seulement ça les culpabilise mais en plus ça n’a aucun effet, puisque les gens ne peuvent pas mesurer les conséquences de leurs gestes à l’échelle globale. Les petits gestes n’auront de sens qu’à condition d’articuler les niveaux individuel et collectif, ce que permet la question des besoins. Que produire pour satisfaire quels besoins ? Quels besoins sont légitimes, lesquels sont artificiels ? Il faut mettre en place des institutions qui pourraient délibérer sur ces questions, et des mécanismes qui rendraient efficaces les gestes individuels à l’échelle collective, par le droit ou la réglementation par exemple.

 

Engouement pour les livres de développement personnel, succès de la psychologie positive : la tendance actuelle est plutôt de considérer que chacun est responsable de son propre bonheur et que tout le monde peut être moteur de changement à l’échelle individuelle. Les échelles collectives et institutionnelles passent au second plan dans les discours.

Cet engouement est un symptôme. Les gens sont clairement à la recherche d’autre chose. Si on prenait au sérieux cette volonté de changement mais qu’on la branchait sur des questions de luttes des classes, qu’est-ce que cela donnerait ? Mon essai peut se lire comme un manuel de développement personnel marxiste : l’idée, c’est de politiser ce désir de changement qui s’exprime de manière atomisée. Le marxisme a toujours accordé une importance prépondérante au monde de la production et du travail – et je reste attaché à ces thèses –, mais il a négligé les questions de consommation, toujours traitées sur un plan individuel.

 

Comment fédérer les consommateurs alors qu’acheter un produit est aussi un marqueur social, une façon de se distinguer ou d’appartenir à un groupe ? 

Les différenciations sociales se perçoivent aussi chez les consommateurs. Dans les sociétés modernes, les inégalités se révèlent notamment à travers la qualité des objets consommés. Pour schématiser : aux classes dominantes des objets robustes, performants, esthétiques ; aux classes populaires, la civilisation du jetable. Mais il existe aussi des discours plus transversaux : les gens sont de plus en plus attentifs aux perturbateurs endocriniens par exemple, ou prennent conscience que la rotation trop rapide des marchandises les aliène. Une des solutions serait celle que j’appelle, un peu par provocation, “le communisme du luxe” : que se passerait-il si le “haut de gamme” durable était accessible à tous ?

 

Comment mettre en place ce communisme du luxe ? 

Notamment par une mesure très concrète applicable tout de suite : augmenter la durée légale de garantie. Tout le monde connaît le principe de la garantie, il n’y a pas besoin d’attendre une révolution pour le faire fonctionner. Aujourd’hui, 80% des objets garantis sont rapportés pour être réparés. Plus vous augmentez la garantie, plus les gens réparent et moins il y a de marchandises en circulation, ce qui soulage les écosystèmes. Cela aurait aussi des effets égalitaires massifs. La garantie étant plus longue, les industriels auraient intérêt à produire des marchandises plus robustes et performantes, pour éviter les surcoûts des réparations permanentes. Les prix augmenteraient certainement mais lorsqu’on achète un objet jetable, sa durée de vie est tellement courte qu’il faut en racheter un assez rapidement. Ces marchandises polluent aussi tout au long de leur vie et ont un coût d’entretien. Par exemple, pour une voiture, vous devez payer l’essence, les assurances et les réparations. Si la voiture est de meilleure qualité, consomme moins, on fait des économies tout au long de son cycle de vie. Cela ne suffirait évidemment pas, mais l’impact de cette mesure serait décisif.

 

La mobilisation des Gilets jaunes est née notamment d’une inquiétude vis-à-vis du pouvoir d’achat, au-delà des oppositions politiques. Comment envisagez-vous ce phénomène ?

Ce mouvement, assez surprenant, est né pour protester contre une taxe sur les carburants. On aurait pu faire l’hypothèse que ces gens n’étaient pas prêts pour la transition écologique, mais on peut aussi le voir comme le signe d’une indignation : les principaux pollueurs sont les classes dominantes, pourtant on essaie de faire payer la note aux classes populaires avec une taxe supplémentaire. Évidemment, les Gilets jaunes expriment des choses contradictoires. Dès les premières manifestations, j’ai pensé qu’il y avait matière à intervenir politiquement dans ce mouvement, à l’organiser sur une base anticapitaliste et écologiste radicale. C’est un travail de longue haleine. Une révolution est une rupture, c’est le moment où l’histoire s’accélère, mais cette accélération est préparée par des mobilisations collectives qui échouent puis reprennent, des expérimentations d’abord locales qui finissent par se généraliser.

 

Une épidémie peut-elle faire partie des ingrédients pour une accélération de l’histoire ? 

Tout à fait ! Et ce d’autant plus que les gens sont conscients que cette épidémie trouve l’une de ses origines dans l’effondrement de la biodiversité. D’après les spécialistes, les pandémies vont être de plus en plus nombreuses et ravageuses notamment parce que l’interpénétration des mondes humains et non-humains s’accentuent et que la transmission des virus des animaux à l’homme va être plus fréquente, puisque les animaux, dont on détruit l’habitat naturel, migrent à proximité des aires humaines. Si on arrive à faire le pont entre la crise sanitaire et des problématiques environnementales plus générales, ça peut être une occasion de restructurer nos manières de vivre. Pour l’instant l’urgence reste ailleurs, sur le plan médical mais aussi social. Certaines personnes ne perçoivent plus de revenu, sont à la rue ou ne peuvent plus se nourrir.

 

Les mesures de confinement mettent en relief le fait que les travailleurs « essentiels » sont la plupart du temps ceux qui gagnent le moins. Quels aspects de la lutte des classes cette crise éclaire-t-elle en particulier ? 

En 2008, aucun financier n’a été condamné. La hiérarchie des métiers n’a pas été remise en cause, comme cela se produit avec cette pandémie, tel que l’a montré la sociologue Dominique Méda. Du coup, on se met à rêver à d’une société où les gens les plus valorisés seraient aussi ceux dont les métiers sont essentiels à la reproduction de la vie. Il faudrait revoir l’échelle des rémunérations, la limiter avec des différences maximales : les mieux lotis gagneraient seulement trois fois plus que les autres par exemple. Les inégalités de salaires que l’on connaît aujourd’hui ne sont plus possibles et la crise met le doigt là-dessus. Certaines forces de la gauche progressiste portaient déjà ces discours-là. Mais aujourd’hui, nous n’avons plus le choix : il faut lutter sur le plan politique, syndical, artistique.  

 

Vous écrivez que « les producteurs et les consommateurs doivent voir dans le capitalisme un ennemi commun ». On pourrait pourtant penser que leurs intérêts divergent et que les producteurs sont du côté du capitalisme …

 J’entends par “producteurs” l’ensemble des personnes qui produisent de la valeur et dont les réalités sont aujourd’hui fragmentées. Cette catégorie inclut les ouvriers mais aussi les artisans, qui sont souvent des sous-traitants d’entreprise, ou encore ceux qui travaillent dans le secteur des services. Les producteurs constituent donc une écrasante majorité de la population. Au début du XXe siècle, les associations de consommateurs n’étaient pas aussi distinctes des syndicats qu’aujourd’hui. Celles-ci s’intéressaient beaucoup aux conditions de travail de ceux qui fabriquaient les marchandises et à la qualité de leur production. Ces deux mondes se sont séparés tout au long du siècle, notamment du fait de l’intervention de l’État. Pour réussir la transition écologique, il faut lutter contre le productivisme et le consumérisme capitaliste en recollant ce que ce système a déconnecté. Mettre en place des associations de producteurs-consommateurs permettrait d’ouvrir cet espace de discussions et de mobilisations.

 

À quoi ressemblerait le système après la transition écologique ? 

Je ne crois pas vraiment aux théories de l’effondrement, mais la crise économique, écologique et démocratique tend à s’accélérer qu’on le veuille ou non. Il faut re-démocratiser l’État, élaborer des formes d’assemblées nationales qui soient véritablement représentatives. Le philosophe Dominique Bourg propose d’intégrer dans la démocratie représentative une “troisième chambre” dont la préoccupation serait le futur et qui serait composée d’élus mais aussi de scientifiques et de citoyens. Une démocratie n’en est pas vraiment une si elle ne repose pas sur des formes de participation directe. Les parlements ont un rôle à jouer mais ils devraient être sous le contrôle de conseils citoyens tels que les conseils de quartiers ou d’entreprises, que l’on voit souvent fleurir dans les périodes de crise révolutionnaire. Les associations de producteurs-consommateurs pourraient être l’un de ces lieux de souveraineté et préfigurer la forme que prendrait une démocratie directe future.

 

Pourquoi ne croyez-vous pas aux théories de l’effondrement ? 

La notion d’effondrement crée des effets de sidération et des formes de repli sur soi. Ce qui amène à une inaction politique. La question de la justice sociale et de l’égalité n’est pas assez présente dans le discours des collapsologues. Or, c’est la condition pour que les gens acceptent massivement de participer à la transition écologique. La politique révolutionnaire aujourd’hui ne se construit pas à la campagne, dans de petites communautés ou dans la résilience. Il faut agir là où se trouvent les gens, c’est-à-dire, depuis 2010, majoritairement dans les villes ou le périurbain. C’est une césure majeure dans l’histoire de l’humanité, et la population continue à s’urbaniser dans le cadre de mégapoles, notamment dans les pays du Sud. Si on veut trouver des solutions au changement climatique qui radicalisent la démocratie et changent la vie quotidienne pour le mieux, c’est dans les villes. »

 

Propos recueillis par Orianne Hidalgo-Laurier


Ce texte a été initialement publié en mai 2020