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Au large du Yémen, l’île de Socotra est au cœur d’une guerre d’influence : les puissances pétrolières du golfe y placent leurs billes pour contrôler la pêche et le trafic maritime. C’est aussi une île-refuge pour les jeunes Yéménites, en quête d’une vie moins dangereuse. Avec son rivage infiniment poissonneux et ses plantes médicinales, Socotra a des atours de paradis biblique. Sous les dragonniers millénaires, l’attente et le trépignement. 

Fin de matinée, la mer se retire, laissant derrière elle un banc de sable blanc et une étendue d’eau turquoise. Du haut de sa grotte, Abdullah scrute le paysage, son camaïeu de bleu et ses lignes nettes. Son regard est interpellé par une tache blanche près du rivage. Il descend de la montagne, traverse l’estran sableux, s’approche. C’est une baleine échouée. D’autres habitants de Qalansia, un village du nord de l’île de Socotra, sont venus voir la bête. Ils semblent chercher quelque chose de précieux, mais repartent déçus, les mains vides. Les jours passent. La baleine se désintègre en une masse informe. Abdullah aperçoit alors un objet solide au niveau de la gorge. Il pense : « De l’ambre gris ! » Cette substance grasse, sécrétée par les baleines et utilisée en parfumerie, coûte une fortune. Le pêcheur, alors âgé d’une trentaine d’années, raconte: « C’était en 2004. Lorsque j’ai compris qu’il s’agissait bien d’ambre gris, j’ai appelé un ami sur le continent qui m’a proposé de m’aider à l’écouler. Je l’ai rejoint à Mukallah [ville côtière de l’Hadramaout, dans le sud du Yémen – Nda] et je me suis installé à l’hôtel. Les clients défilaient les uns après les autres pour m’en acheter par petits morceaux. Je recevais des coups de fil toute la journée, même après avoir tout vendu ! » Abdullah en écoule près de 50 kg pour l’équivalent de 40 000 euros. Avec cet argent, il décide de faire venir sa famille sur le continent et d’y vivre la grande vie. Il va au restaurant, s’achète une voiture, dépense sans compter et rentre à Socotra, quelques mois plus tard, avec à peine assez d’argent pour acquérir un petit magasin et rénover sa maison. « Une malédiction s’est abattue sur Abdullah après qu’il a trouvé cet ambre gris. Dix de ses enfants sont morts et il n’a plus un sou. La nature de Socotra appartient à tout le monde. Abdullah aurait dû partager son trésor », se laisse-t-on dire sur l’île. 


Aujourd’hui, Abdullah est retourné vivre dans sa grotte. Il a aménagé un escalier avec les os de la baleine, des coquillages et une carcasse de dauphin. Smartphone pendu à l’arrière de sa casquette, il continue de pêcher tous les jours, accompagné de son fils ou aux côtés de visiteurs étrangers. Personnalité connue sur toute l’île, le troglodyte pratique aussi l’art rupestre. Sur le mur de sa grotte, une grande pieuvre étend ses tentacules. « En 2015, lorsque la tempête Megh s’est abattue sur Socotra, j’ai décidé d’amener ma famille ici. Nous sommes restés neuf jours blottis dans la grotte. La mer était déchaînée. Le ciel grondait. Des rafales de vent ba- layaient jusqu’à l’intérieur du refuge », se souvient Abdullah, assis sous la roche. « Autrefois, tout le monde vivait dans ces grottes. Mes parents et leurs parents avant eux. Puis les gens ont commencé à se construire des maisons à Qalansia, de l’autre côté du lagon. Moi, j’aime cette vie dans la nature. C’est paisible et calme, contrairement à la ville. » Les cyclones sont de plus en plus fréquents en mer d’Arabie. Avec le réchauffement climatique, la fréquence et l’intensité des typhons augmentent, déclenchant des rafales de vent hors-norme. En 2018, trois ans après la tempête tropicale Megh, l’île de Socotra se trouve une nouvelle fois au cœur de gigantesques cyclones. Plusieurs dizaines de personnes perdent la vie et plus de 20 000 habitants sont contraints de quitter leurs maisons. Les infrastructures publiques et les bateaux sont terrassés, privant les pêcheurs de leur moyen de subsistance. C’est le cas d’Obaid : « Les plus démunis allaient se réfugier dans les écoles et les hôpitaux. Les bergers et les éleveurs tentaient de sauver leurs bêtes. Les palmiers étaient arrachés, les bateaux éventrés. Des poissons morts étaient projetés jusqu’à l’intérieur de la ville », raconte le vieil homme dans sa maison non loin d’une plage qui jouxte la palmeraie détruite par la tempête. « Après le passage du cyclone, le gouvernement yéménite a offert 40 bateaux aux pêcheurs du village. Mais je n’ai rien reçu. Ce n’est pas faute d’avoir demandé à l’ancien gouverneur. Je me suis finalement tourné vers une Organisation saoudienne qui m’a procuré un nouveau bateau en 2020. » 



LA VIEILLE ÎLE ET L’AMER 


Les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, tous deux membres de la coalition arabe, et alliés du gouvernement yéménite dans la guerre contre les rebelles Houthis au nord du pays, se livrent une véritable guerre d’influence à Socotra. Les Émirats, très implantés sur l’île avec leur fondation humanitaire depuis le passage du cyclone, soutiennent le Conseil de Transition du Sud (CTS) : un groupe indépendantiste qui conteste la réunification du Yémen nord et du Yémen sud, effective depuis 1990. L’Arabie saoudite, au contraire, continue de soutenir le gouvernement yéménite. En 2020, des manifestations éclatent à Socotra. Les conditions de vie de milliers d’habitants se sont dégradées. On crie à la corruption et on reproche au gouverneur de l’île d’avoir fait remplacer des dizaines de fonctionnaires par des militants Frères musulmans, membres du parti islamique Al-Islah. En juin, le CTS envoie des centaines de soldats à Socotra qui chassent le gouverneur, prennent le contrôle des institutions et recrutent auprès de la population locale. Le fils d’Obaid, pêcheur également, s’enrôle avec l’espoir de cumuler les revenus, et d’intégrer un jour les forces armées émiriennes. C’est ainsi que les Émirats placent leurs pions en mer d’Arabie. « Cela leur permet de gagner en profondeur stratégique en prenant pied dans des États faillibles, comme au Somali- land ou au Puntland, des régions autonomes au nord-est de la Somalie », explique Matthieu Etourneau, analyste géopolitique du golfe Persique. « Les Émirats se tracent des points d’accès sur tous les flux commerciaux qui passent par le golf d’Aden, entre le Yémen et la corne de la Somalie. » Les deux monarchies pétrolières du golfe construisent des hôpitaux, des écoles et fournissent électricité et Internet sur l’île. « Les Émirats sont arrivés à Socotra avec des valises de billets pour arroser la population : une façon de soutenir le coup d’État du CTS. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de visibilité sur leurs ambitions », dénonce Omar, directeur d’une organisation humanitaire locale. Le gouverneur dit craindre que Socotra ne devienne le théâtre d’une « guerre dans la guerre au Yémen ». 



Située à 350 km des côtes yéménites, l’île est un paradis étrange. Un vent sec souffle sur le plateau de Diksam où poussent les arbres au sang- dragon. On dit que le soleil est suffisamment brûlant pour que l’oiseau enflamme son nid et renaisse de ses cendres. Selon le Grec Hérodote, c’est bien au sommet des montagnes de Socotra qu’est née la légende du phénix. Sur ce rocher prospère, la mythologie s’échappe des paysages, d’une faune et d’une flore hors du temps et classée au patrimoine naturel mondial de l’Unesco depuis 2008. On y trouve toutes sortes d’arbres : arbres à encens, acacia pennivenia, arbres bouteilles, et le célèbre dragonnier de Socotra, dont la résine possède des vertus médicinales. Sous les civilisations grecques, islamiques et portugaises, comme sous le mandat britannique ou l’occupation de l’île par l’URSS, la pêche et l’élevage ont toujours été les activités principales à Socotra. Et pour cause: la mer est aussi poissonneuse que la nature est foisonnante. Depuis toujours, na- vires marchands et pêcheurs du continent rallient l’île pour y acheter de l’encens, de la gomme arabique et du poisson. 


Certains habitants dénoncent la mainmise des Émirats sur la nature de Socotra. La pêche du jour est collectée des quatre coins de l’archipel et stockée à la « fish factory », un hangar situé près du port d’Hadiboh. Une fois congelés, le poisson et les crustacés, comme le homard, sont exportés vers le golfe Persique. À Qalansia, deuxième ville de l’île, les pêcheurs refusent désormais de vendre leurs prises aux Émirats. « Nous ne sommes pas d’accord sur les prix. Ici, nous vendons le poisson uniquement aux bateaux qui viennent de l’Hadramaout, au Yémen », lance Obaid. Pour d’autres, la présence des Émirats était la promesse d’un avenir meilleur. Nombreux sont ceux qui ont cru que l’influence du pays améliorerait la situation économique et créerait de nouveaux emplois. Mais Socotra paie surtout le tribut de la guerre. Si l’île est pour le moment épargnée par les combats qui font rage sur le continent, les luttes intestines, les pénuries et la militarisation impactent l’archipel. Le prix des matières premières, comme le riz et la farine, continue d’augmenter. Les salaires des fonctionnaires ne sont plus versés, en témoignent les longues files d’attente devant les bureaux d’administration publique. Le chômage chez les jeunes ne cesse de grimper. 



BRAVER LA TEMPÊTE 


Hicham, Khalifa et Mohamed, trois jeunes originaires d’Hadiboh, en- chaînent les petits boulots. Ils sillonnent les rues d’un quartier populaire en quête d’une activité quelconque. Les trois amis rendent visite aux commerçants du coin, coiffeurs, salles de jeux vidéo, marchands de feuilles de qat. Les journées sont longues. En période de pluie, les habitants du quartier font face à des inondations. Quand une voiture s’embourbe ou qu’une maison doit être réparée, le trio donne un coup de main aux voisins. « J’aimerais rejoindre l’armée émirienne, comme mes oncles. Mais ce n’est pas facile de se faire recruter. Il faut connaître les bonnes personnes... En attendant, je traîne à moto. Je vais à la pêche. Je vends mon poisson sur le marché près du stade », raconte Hicham, 21 ans. Le prix de l’essence, nécessaire pour s’éloigner des côtes, a encore augmenté. De mai à octobre, la mousson génère une longue houle qui rend l’accostage difficile et la pêche dangereuse. Pour Hicham et les siens, le travail ne peut re- prendre qu’à la saison sèche. La bande d’amis tue l’ennui en participant aux soirées organisées au sein des écoles émiraties. Le week-end, dès que l’occasion se présente, les trois jeunes s’échappent d’Hadiboh pour explorer leur île et ses nombreux trésors. Ils vont à la plage de Qalansia, jouent au foot et grimpent sur les arbres dragonniers de la forêt de Ferhmin. 



30 novembre : les habitants de Socotra célèbrent le 53e anniversaire de l’indépendance d’Aden et du Yémen du sud, ce jour où le dernier soldat britannique a quitté le pays. Hicham et ses amis se rendent au stade d’Ha-diboh. Dans les tribunes, on brandit le portrait d’Aïdarous al-Zoubaïdi, le président du CTS. Le périmètre est cerné par un dispositif de sécurité composé de très jeunes soldats en treillis dépareillés. Les drapeaux des Émirats et du Yémen du sud sont agités par-dessus la foule qui occupe désormais le terrain de foot. Les étudiants chantent et dansent devant quelques militaires hauts gradés. Plus loin, d’autres soldats kalachnikov au poing surgissent d’un pick-up couleur sable et s’attablent au Shabwa, un restaurant de poisson. « Avant la guerre, il y avait deux ou trois soldats à Socotra. Désormais, beaucoup de gens sont armés sur l’île », s’inquiète un proche d’Obaid. Une vingtaine d’hommes travaillent au Shabwa, et sont tous originaires du Yémen continental. Certains ont fui la guerre pour tenter de mener une vie plus paisible à Socotra. C’est le cas de Mohamed, 22 ans, originaire de Taëz, troisième ville du pays, en proie à de violents affrontements. Les forces loyalistes du président Abdrabbo Mansour Hadi, appuyées par l’aviation de la coalition arabe, ont dû faire face aux incursions des Houthis de 2015 à 2018. Si les combats ont cessé, la ville peine à se reconstruire, et les mines antipersonnel continuent de faire des victimes au sein de la population civile. Mohamed est arrivé en octobre dernier. De là où il vient, l’armée est la seule opportunité professionnelle. Il n’a pas hésité à risquer sa vie pour rejoindre Socotra, et servir chaque jour des jus de fruit aux pêcheurs et aux militaires. « J’étais à Aden quand un ami m’a parlé du restaurant Shabwa. Nous sommes montés à bord d’un bateau de pêche qui transportait des feuilles de qat. Le voyage était beau et paisible. Mais nous nous sommes vite retrouvés en pleine tempête », raconte le jeune homme, en soufflant lentement la fumée de sa cigarette. « Les vagues se jetaient contre le bateau. J’essayais de dormir pour oublier la traversée, mais il pleuvait à verse et je ne pouvais pas m’abriter. Au petit matin, j’ai ouvert les yeux. J’ai aperçu Socotra et toutes mes craintes se sont dissipées. » 



Texte et photographie : Charles Thiefaine, au Yémen, pour Mouvement