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Planqués derrière une grande avenue qui les séparent d’une barre d’immeubles en briques, les jardins ouvriers d’Aubervilliers résistent aux bulldozers. La construction d’un solarium, adossé à la future piscine olympique, et les promoteurs du Grand Paris Express – qui veulent voir pousser des bureaux et des hôtels plutôt que des tomates dans le secteur – ont les faveurs des collectivités territoriales. On ne badine pas avec les JO, quitte à enfouir un poumon végétal de 10 000 m2 sous des dizaines de millions d’investissements dans une ville réputée être la deuxième plus pauvre de France. Les jardins des Vertus, rebaptisés « Jardins à Défendre », un espace autogéré de maraîchage vivrier et de sociabilités, vieux d’un siècle, sont devenus un symbole de la lutte contre la bétonisation et la gentrification des aires urbaines mais aussi celui du mépris des pouvoirs publics vis-à-vis des besoins et du bien-être des franges les moins fortunées de la population.


Ceci n’est pas un rebut

Les « zones à défendre » essaiment sur le territoire. Les  « grands projets » pullulent. Les promoteurs ont généralement carte blanche pour ratiboiser les parcelles « vacantes ». Et ce, sans toujours susciter de mobilisation citoyenne et encore moins culturelle et politique. L’exposition de Wilfrid Almendra, titrée Adelaïde en hommage à sa tante vivant dans un petit village rural au Portugal, attire l’attention sur ces zones parallèles, en marge ou intermédiaires, qui se logent dans les interstices de la planification urbaine, et que s’approprient les habitants. Muni de matériaux achetés ou troqués chez des ferrailleurs et des chiffonniers des temps modernes – frigos désossés, grillages dépiautés ou bois agglomérés –, « l’artiste-paysan » transforme en terrains vagues les grandes salles d’exposition vitrées du Frac Paca et de la Friche la Belle de mai. Une immense colonne composée de matériaux d’isolation transperce la première dans l’indifférence d’une cuve à fioul abandonnée derrière ; le sol de la seconde, recouvert de graviers d’où émergent quelques roches calcaires et un ballon de foot, rappelle certains paysages de Marseille. Des panneaux en plexiglas de seconde main façonnent ici une serre où se pétrifient quelques « fleurs de bord d’autoroute » ; là un bar de plage bricolé filtre la lumière du soleil. Comme les traces d’une présence fantomatique, des vêtements gisent au sol : une paire de basket, un marcel, des gants, un bonnet ou des chaussettes. Chacun fait référence à un proche de l’artiste mais surtout à un travail considéré comme ingrat sur l’échelle libérale de la réussite, et souvent réservé aux derniers arrivés sur le sol français : « déboucheurs de toilettes » ou livreur de fioul, comme le fût le père de l’artiste qui a fui la dictature de Salazar à la fin des années 1960. À regarder les cartels, on s’aperçoit que ces textiles sont réalisés en fonte d’aluminium, conférant à ces objets triviaux un statut de sculpture « tout ce qu’il y a de plus académique » et noble, intégrée dans une histoire de l’art prestigieuse et de ses figures tutélaires telle Magritte. Une façon de redéfinir le concept de « valeur » – économique, symbolique ou artistique –, qui organise les échanges humains et que certains plasticiens, dépendants de l’un des marchés les plus sauvagement capitalistes, ont l’ambition de mettre en crise.

Wilfrid Almendra, vue de l’exposition So Much Depends Upon a Red Wheel Barrow, 2020. Dans le cadre de Manifesta 13 / Les Parallèles du Sud programme.
Photo : Aurélien Mole.


Juché sur la citerne, un paon en bronze toise le spectateur au Frac, des touffes de plumes pendent au plafond ou traînent au sol à la Friche. Hier, animal associé à la royauté, aujourd’hui élevé pour ses plumes, vendues à bon marché pour la fabrication des costumes de carnaval ou des souvenirs à touristes, l’oiseau devient ici un motif poétique de déclassement des matériaux comme des êtres. L’éclat de sa présence insuffle une aura fantastique aux lieux, laquelle se faufile jusque dans les angles morts : deux limaces en aluminium bleu klein se cachent entre la baie vitrée du Frac et le recoin d’un mur, un champignon arboricole peint en noir dépasse de la colonne-termitière, une abeille en métal doré butine derrière un cadre de verre et de laiton. Autant de signes discrets, qui rendent non seulement hommage au « réensauvagement » des espaces de vie mais aussi aux invisibilisés, aux disqualifiés, aux périphérisés.



  • Wilfrid Almendra, Adélaïde jusqu’au 30 octobre au Frac Paca et à la Friche la Belle de mai, Marseille