Vous placez la programmation de cette carte blanche sous les auspices d’une photo de la Sud-Africaine Zanele Muholi. L’artiste s’y regarde dans le miroir. En quoi cette photographie vous a guidée ?
J’ai découvert cette photo il y a deux ans, à un moment où j’étais empêtrée dans des histoires personnelles. J’avais l’impression de perdre beaucoup d’énergie à tenter de m’affranchir de la violence que le regard blanc a pu me faire. J’étais obsédée par l’idée de signifier aux « Blancs » ce que j’étais – à des gens très spécifiques, rencontrés au long de ma vie et qui vont de la boulangère, à l'amoureux ou au prof de fac – j’avais besoin d’être comprise, j’avais besoin que ces personnes-là me prouvent qu’elles avaient compris qui j’étais. C’était beaucoup d’énergie perdue à essayer d’être vue par des gens qui ne pouvaient pas me voir. Puis, soudain, je regarde cette photo et je me dis : l’acte le plus politique, c’est d’aller sonder ses propres souterrains, de faire ce travail pour soi, pas uniquement dans la volonté de se défendre.
Zanele Muholi se réapproprie le regard : c’est elle qui se photographie, et c’est elle qui prend le temps de se regarder, elle est en conversation avec sa propre intimité, où la tentation de la prédation du regard de l’autre n’a pas lieu d’être. Elle nous convie à un face-à-face avec elle-même. C’est plus dangereux parce que tu vas beaucoup plus loin, et ça ne te limite pas à une confrontation avec l’Autre, à cette nécessité obsédante de vouloir être comprise et accueillie par des gens qui n’ont pas la capacité d’entendre une femme noire, qui n’ont jamais côtoyé sa psyché ni imaginé ce que c’est que d’être façonnée par un certain regard souvent posé sur nous - un regard blanc, dominant, hérité d’un continuum politique, qui provient de la façon dont on a été filmées, racontées.
J’ai pu me déplacer, changer de perspective : la question n’était plus la volonté de m’adresser aux autres, mais de me reformuler avec les miennes, grâce aux miennes. Cela pourrait changer la nature de mes prochains films.
Dans un entretien donné à Maboula Soumahoro à l’occasion de cette carte blanche, vous dites du collectif féminin noir que vous réunissez qu’il est « dangereux », en armant le terme d’une manière très positive.
Cette programmation, ce sont des lectures, des pensées, un compagnonnage qui m’outillent, qui aiguisent ma perception et me permettent d’aller plus loin. Ces femmes, par leur pensée puissante, me permettent de descendre plus profondément à l’intérieur de moi. Si j’avais eu accès plus jeune à certains de ces ouvrages, j’aurais gagné dix ans. Il y a énormément d’essais et de textes fondateurs dans l’espace états-unien auxquels on n’a accès que maintenant.
Aujourd’hui, par le travail de certaines maisons d’édition, c’est en train de changer. C’est un énorme enjeu de la traduction et je me demande ce qu’il y a de politique derrière cet enjeu-là. Il y a une vraie arrogance européenne à ne pas se tourner vers cette pensée, qui est puissante pour une femme noire mais aussi pour le monde académique en général. C’est en cela que nous devenons plus dangereuses.
Mais c’est aussi plus dangereux pour moi, parce qu’avec ces femmes, je vais dans des zones où je n’avais pas été jusque-là, qui sont très risquées. Elles m’obligent à aller au cœur du trauma, de mes névroses. Quelque chose me déborde dans cette carte blanche : plus ça avance et plus je me rends compte que ça se resserre sur des choses intimes, traumatiques, sur des secrets qui remontent, des choses que je n’ai jamais formulées.
Vous dites cependant que « l’on n’a plus à regarder vers les États-Unis ». Qu’est-ce qui a lieu en France ou dans l’espace francophone ?
Je vois arriver, dans la littérature, dans le cinéma, dans la danse, des femmes noires qui mettent en récit leurs expériences, ce qui n’était pas le cas il y a quinze ans. Je pense à Diaty Diallo, Seynabou Sonko, Lisette Lombé, Rébecca Chaillon dans la performance, Maboula Soumahoro avec son essai d’histoire. Ce sont des œuvres qui n’existaient pas il y a dix ans, qu’on devait aller chercher dans l’espace américain et qu’on peut maintenant trouver ici.
C’est une question de générations ?
Oui. De maturité intellectuelle, de possibilité. Les femmes dont je parle ont trente, quarante ans ; bien sûr il y a eu Marie NDiaye, mais elle travaillait ces questions de façon beaucoup moins frontale, ou Léonora Miano, que je connais plus par ses essais que par sa littérature. Aujourd’hui arrive une génération qui possède les moyens intellectuels et artistiques de produire, de devenir actrice de ce récit. On n’est plus racontées par les autres. Et ça, j’ai l’impression que c’est nouveau.
Etre actrice d’un récit, est-ce agir ou raconter ?
L’un ne va pas sans l’autre. C’est la possibilité de se dire nous-mêmes, de ne plus passer par le regard blanc. Revisiter l’histoire à partir de notre perspective, de nos intimités, ça produit forcément des choses différentes. Je ne dis pas qu’il faut être noir.e pour écrire sur ces sujets-là, qu’un Blanc n’a pas le droit de mettre en récit ou de mettre en scène cette histoire, mais ce n’est pas la même chose qui arrive, et ce qui est dit est sensiblement différent.
Est-ce que cette programmation, c’est une occasion de faire école ? Êtes-vous la cheffe de file d’un mouvement ?
Non. Si je me posais comme étant la cheffe de file, j’invisibiliserais à mon tour. La cinéaste Sarah Maldoror, quarante ans avant moi, a fait des films magnifiques où elle se posait déjà ces questions. Personne ne s’en souvient, elle a été complètement effacée, comme sa consoeur Euzhan Palcy. Beaucoup de femmes noires m’ont précédée. Un des enjeux de cette carte blanche, c’est aussi de repositionner ces questions dans un continuum historique, et m’adresser à celles qui ont été ensevelies dans l’absence de considération. Je m’inscris dans un processus qui existe, même s’il a été effacé, et il est important de ne pas l’oublier parce que sinon, dans vingt ans, on pourra faire la même chose de moi. Il faut inscrire nos traces à un endroit où on ne pourra plus jamais les effacer.
Votre programmation est exclusivement féminine, inscrite à l’intersectionnalité de la race et du genre. Vous rappelez que les grands penseurs de la négritude s’adressaient à leurs « frères noirs » en oubliant leurs sœurs.
Je lis un livre de Annette-Jean Joseph, Imaginer la Libération, des femmes noires face à l’empire, récemment publié en français. Il restitue l’importance des pionnières de la négritude comme Suzanne Césaire, les sœurs Nardal, Awa Thiam, et d’autres femmes dont pour certaines je n’avais jamais entendu parler. Cela montre la modernité de leur pensée, elles sont les précurseuses de la négritude. On peut aujourd’hui retourner dans les archives, et exhumer des voix qui ont été étouffées. Ce n’est pas qu’elles n’existaient pas, c’est qu’elles n’étaient pas considérées. Les relire, c’est leur redonner la place qu’elles méritent : à l’époque de Césaire, il y avait des femmes qui pensaient cette intersectionnalité-là, qui l’ont même inventée.
Vous travaillez beaucoup avec des livres. Comment les articulez-vous avec le cinéma ?
Je reformule dans des images de cinéma des choses qui sont élucidées par la littérature. Les questions qui m’intéressent ont été peu abordées dans le cinéma : la représentation, l’intimité du corps noir. En lisant le critique Jean-Michel Frodon, j’ai pris conscience de quelque chose de tout à fait frappant et très signifiant : le cinéma s’est inventé en même temps que l’entreprise coloniale, toutes les premières images sont des images de conquête. Le cinéma a fabriqué l’image de l’Autre, et je suis héritière de la manière dont l’Autre – c’est à dire moi, je suis la descendante de l’Autre – a été complètement exotisé. C’est comme s’il fallait inventer aujourd’hui un contre-récit, des contre-images pour remonter à la source de cette histoire, et donner quelque chose de nouveau. Je ne peux pas m’appuyer sur des films existants, parce que la question de comment se construit le regard sur l’Autre n’a pas vraiment été posée. Je ne peux pas m’arrimer à quelque chose d’existant pour construire et façonner mes images.
Reformuler. Carte blanche Alice Diop
⇢ du 10 au 12 novembre au CENTQUATRE, Paris, avec le Festival d’Automne
Lire aussi

Entretien extrait du Mouvement N°116
Performeuse, autrice, et metteure en scène, elle s’affiche femme, gouine, grosse, noire, pro-sexe, encore un brin catho, scorpion ascendant taureau. Elle fait partie de ces artistes sans filtre, qui n’ont pas peur de « mettre à poil où on en est dans sa tête » pour nourrir la décolonisation des imaginaires. « Viandophile » assumée, elle crée des performances viscérales empreintes de punk attitude et de pop culture, de doigts d’honneur à la norme, d’humour et d’intime à connotation politique. Convaincue que la force, c’est de revendiquer sa différence plutôt que de se retrouver assigné.e.s à des fantasmes qui ne nous appartiennent pas, elle questionne sans faillir ce qu’on ingurgite, ce qui nous fait mariner, et ce qui reste à vomir ou digérer.

C’est avec une œuvre radicale qu’elle alimente le cinéma français depuis 35 ans. Printemps 1988 : Chocolat électrise et divise les spectateurs du Festival de Cannes. Claire Denis a lâché son premier film, celui d’une femme blanche éduquée dans le crépuscule de l’Afrique coloniale, formée auprès de Wim Wenders et Jim Jarmusch, lectrice de Frantz Fanon : un cinéma subtil, intelligent, interprétable. On lui explique alors que son regard est sexualisant, en plus d’être symptomatique de son genre. La réalisatrice réfute ces deux accusations : elle ne veut pas faire des films de femme, pas plus que des films d’homme. Depuis, elle arpente les coursives du cinéma d’auteur, du fait divers à la science-fiction, de la banlieue parisienne à Djibouti, d’Isabelle Huppert à Vincent Lindon. Hollywood la courtise régulièrement ; ses films sont encore assez peu montrés en France. Elle a reçu l'année dernière le Grand Prix du Festival de Cannes pour Stars at Noon, actuellement en salles, et le prestigieux Ours d’argent à la Berlinale pour la réalisation de Avec amour et acharnement, adapté d’un roman de Christine Angot. À 76 ans, ni le conformisme, ni les paillettes des grandes cérémonies ne la contraignent à regarder le monde comme il faudrait. Elle taille la route avec ses personnages, fidèle à leurs erreurs, chroniqueuse de leurs bifurcations. Des errances désirantes.

APRÈS LA NATURE #4
Pour le philosophe, l’histoire de la colonisation et celle de la crise écologique ne sont pas séparées. Les destructions environnementales sont la conséquence d’une manière d’habiter la Terre. Les empreintes d’un monde où certains font des bénéfices en exploitant les ressources naturelles, les humains et les non-humains et maintiennent les inégalités que d’autres subissent.

Une chorale de chanteurs, les bouches écartelées par un appareillage de dentiste. Des pupitres qui servent tour à tour de pagaies, de pipeau ou de fusils d’assaut. Un cul qui se métamorphose en visage. Une cavalière-militaire enfermée dans une boîte de plexiglass. Marlene Monteiro Freitas n’est jamais avare en images. Le plus souvent, ses spectacles vous collent à la peau pendant quelques jours, parfois vous hantent pendant des années. Depuis son solo Guintche, qui déboule comme un ovni sur les scènes contemporaines en 2010, puis (M)imosa, interprétation frénétique du chanteur Prince qui lui ouvre les portes de la célébrité, la chorégraphe capverdienne impose une esthétique reconnaissable entre mille : grimaçante, salissante, à la fois grandiose et grotesque, toujours poussée vers les extrêmes. Alors que le Festival d’Automne à Paris propose de voir ou revoir une grande partie de son œuvre, il faut remonter le fil de sa vie, s’immerger dans le carnaval de sa ville natale, Mindelo, pour comprendre d’où cette intensité a bien pu germer.