CHARGEMENT...

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Les arbres enguirlandés scintillent, les passants sont chargés de courses de Noël, mêmes les coups ininterrompus de klaxons deviennent chantants : aux Champs-Élysées, l’ambiance est à la fête. C’est sans se douter qu’au 142 de l’avenue, d’occultes expériences se déroulent à l’abri des regards. Au Bicolore, dans une salle ouverte aux murs blancs – le blanc des white cubes, certes, mais aussi celui des laboratoires scientifiques –, on manipule les chairs en secret : un amas de cordons ombilicaux – ou d’intestins géants – roulé en serpent traîne dans un coin, un écran diffuse en continu les visages de quiconque entre dans la pièce, un autre affiche des corps humains en mutation. Exit les visions rétrofuturistes du robot en corps de taule froide : l’exposition Multitude & singularité montre une intelligence artificielle qui, désormais capable de penser (en partie) par elle-même, se met en quête de sa singularité, et cela passe par la carnation. Et si les questions d’identité concernaient aussi les êtres de technologie ? La machine se cherche un visage : doit-elle arracher le nôtre pour trouver le sien ?


© Stine Deja & Marie Munk, Synthetic Seduction, 2018. Installation vidéo. Vue d’exposition, Annka Kultys Gallery, Londres, 2018


En chair et en câbles 


Un individu – ou en tout cas, un être doté de deux yeux, autant d’oreilles, un nez, et une bouche –, contemple son visage dans un miroir. En fond, un bloc opératoire, indice qu’il se remet d’une anesthésie de chirurgie esthétique. Sa peau est lisse,  d’un rose crevette-transgénique. Lui/elle/iel (?) chantonne « I wanna know what love is ». « To know », éventuellement. « To feel », c’est moins sûr. Dans l’espace ouvert choisi pour l’exposition, favorisant la résonnance des œuvres, le rose-chair de l’installation vidéo saute aux yeux. Synthetic Seduction : Foreigner peut se lire comme une recherche sur le syndrome de Frankenstein, cette crainte que la création humaine, un beau jour, s’autonomise, voire, se retourne contre son créateur – dont on peut encore faire remonter l’origine au mythe du sculpteur Pygmalion donnant vie à sa statue Galatée. Au sol, des sculptures molles d’apparence : boules couleur chair comme sorties de l’écran. Stine Deja et Marie Munk montrent que le perfectionnement de l’intelligence artificielle passe désormais par une recherche esthétique pour reproduire l’épiderme humain. L’androïde du futur ressemble moins à C-3PO qu’aux réplicants de Blade Runner. Pour parvenir à cette apparence d’humanité, la création de Mogens Jacobsen exploite les spectateurs du Bicolore : passant devant une surface vitrée, nos portraits sont volés, puis intégrés à une base de données qui les combine pour en former de nouveaux. Entre la flatterie d’avoir son portrait exposé sur un mur d’exposition tel une Joconde et le souci de voir ses traits collectés et enregistrés – avec ce que la reconnaissance faciale comporte de danger politique –, le cœur balance.


© Cecilie Waagner Falkenstrøm, An algorithmic gaze II, 2023. Installation générative


Portrait-Robot 


Si le fantasme de voir l’être numérique s’autonomiser au point de vouloir acquérir un visage (étape essentielle de sa course à l’idiosyncrasie) est plaisant, la réalité est que l’homme se cache toujours derrière ces manipulations… Une jambe qui sort d’une hanche, une hanche qui devient un fessier, un pied qui devient une main. Dans la vidéo An Algorithmic Gaze II, à quelques pas des sculptures hyperréalistes de Synthetic Seduction, des corps défilent, utilisant la technique du « morphing » : procédé d’animation consistant à créer une transition organique entre deux images. Ces corps imbriqués forment une seule masse, modulable, de toutes les couleurs, de toutes les morphologies. Aidée d’une IA, Cecilie Waagner Falkenstrøm n’est pas une simple prompt-artiste – du nom de ces artistes qui donnent une consigne textuelle à un générateur d’images intelligent. Elle a dû créer sa propre base de données pour contourner les biais cognitifs de la technologie, qui sans cela, se contenterait de présenter des corps de trentenaires occidentaux galbés. L’autonomie de l’intelligence artificielle est à relativiser : cette dernière s’appuie sur les données existantes. Les sources qu’elle épluche pour fournir une réponse traînent bon nombre de préjugés. En Géorgie, aux États-Unis, où la police utilise déjà ces systèmes, Randal Reid, un Afro-Américain s’est fait accuser à tort, l’intelligence artificielle étant moins précise quand il s’agit d’individus asiatiques ou noirs que pour des hommes blancs.



⇢ Multitude & Singularité, jusqu’au 25 février au Bicolore – Maison du Danemark, Paris, dans le cadre de la biennale Némo