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À en juger par les inquiétudes du corps enseignant, réduit à corriger des copies composées par ChatGPT, cet outil conversationnel anesthésierait les capacités de réflexion humaine, voire les remplacerait. D’autres, économistes en première ligne, le célèbrent comme un « exosquelette à notre intelligence ». Plutôt que se noyer dans le pour ou contre, autant s’interroger sur ce qu’on appelle de manière indifférenciée « intelligence ». Et si la technologie numérique nous le permet, pourquoi ne pas l’utiliser pour ouvrir des voies exploratoires, et plus précisément les jeux vidéo ? Après s’être penchée sur les métavers et les NFTs, l’association Faire Monde s’attaque pour cette saison d’Octobre Numérique à l’IA à coups de conférences, d’ateliers et d’œuvres. Ici, les chercheurs et artistes-concepteurs de jeux évitent la concurrence avec la machine, qui s’annonce rude et déloyale, pour lui préférer le défi philosophique.


Alice Bucknell, The Alluvials © Alice Bucknell


Ainsi parlait le futur


« J’aime les arts disqualifiés. La disqualification c’est la liberté. » Fabien Siouffi a le sourire malicieux en balayant le débat esthétique : le jeu vidéo est-il un art ? L’exposition Intelligence des mondes dans l’église gothique des Trinitaires l’impose d’emblée comme une forme artistique. Ce qui occupe le directeur artistique du festival, c’est davantage de cerner les spécificités de ces mondes et ce qu’ils nous apprennent sur notre rapport au vivant et au « social », de « peupler le jeu vidéo d’intelligence critique ». Dans le chœur de l’édifice, à la place de l’autel, trône Anhad de Sahej Rahal. La créature qu’il a développée, inspirée des écrits du poète du XVe siècle Kâbir, réagit à tout type de stimuli sonores et y répond par le chant. Entre un crabe tripode géant, un alien de La guerre des mondes et une sculpture de feuilles d’acier, Anhad semble gauche mais virtuose. À chacun de ses mouvements, ni prévisibles ni contrôlables, une voix enchanteresse berce l’ensemble de l’espace – « l’incarnation physique de l’âme » selon l’artiste indien. Une communication aussi singulière qu’hypnotique s’instaure, sans autre but que l’édification d’un « dialogue entre le passé et le futur », et d’une relation que l’on ne maîtrise pas, à rebours d’une IA qui déterminerait la pensée et les comportements. Sahej Rahal entend créer d’autres mythes, inventer de nouveaux récits propres à éclater les hiérarchies, qu’elles soient biologiques – entre les espèces comme entre le corps et l’esprit –, sociales ou économiques, puisque « la civilisation humaine va s’effondrer », cela ne fait aucun doute. 


À ce stade, Anhad n’a pas la puissance symbolique d’une créature mythologique mais elle a l’avantage de rappeler en acte que la dimension anthropocentrée est vite franchie : la créature interagit spontanément avec l’œuvre de Bérénice Courtin. Un métier à tisser Jacquard aux faux airs de téléviseur cathodique qui, lorsque l’on touche ses cordes bicolores, émet une mélodie boréale. Sur l’écran derrière, trois femmes, inspirées des Nornes de la mythologie nordique tissant les fils du destin, sortent d’une forêt fantastique pour s’approcher du potentiel joueur. Les motifs de leur combinaison racontent leur histoire respective qu’il s’agit de décrypter. Code informatique et tissage, numérique et artisanat, partagent un même langage, potentiellement prophétique. Les Nornes viking annonçaient la mort des hommes et des dieux.


Sahej Rahal, Anhad © Sahej Rahal


Soulever Descartes


« Si on prête une intelligence aux machines alors il faut aussi la prêter aux animaux, aux éléments, à la planète », résume Fabien Siouffi. À l’échelle de la Justice, le débat existe mais n’est pas encore tranché : faut-il reconnaître une personnalité juridique – et donc des droits – aux entités non humaines, comme les fleuves et les rivières ? The Alluvials d’Alice Bucknell tente d’inverser le point de vue : le joueur n’est pas dans la peau d’un personnage humanoïde mais dans celui d’un élément à la fois criminel et fertile : le feu. Dans une Los Angeles alternative dévastée par les braises et les cendres, on se déplace comme les flammes léchant le paysage semi urbain, suivant le « chemin d’une intelligence collective et distribuée ». On y croise quelques pumas et des balises lumineuses aux messages philosophico-scientifiques : « The principe of life appears to be in the fire. »


Dans une verve plus absurde et patrimoniale, Laure Neria et Guillaume Pascale tournent les yeux vers l’espace où errent depuis 1977 deux sondes, chargées d’un « message destiné à représenter l’humanité ». Avec la conquête spatiale, c’est l’existence potentielle d’une « intelligence extra-terrestre » qui fascinait les foules. Ce « Golden record » contient des images, des sons et des schémas associés à une liste de 115 mots-clefs – de « solar location map » à « violin with music score » en passant par l’anatomie humaine ou encore le Taj Mahal. Le duo a soumis cette même liste à une IA, laquelle a généré une autre série d’images, diffusée via des petits écrans protégés par une lentille déformante, type dispositif de surveillance du film Brazil. Les résultats, à l’esthétique léchée et crémeuse typique du numérique, s’avèrent surprenants : un éléphant avec une oreille qui lui pousse sur la croupe, des bébés qui semblent atteints des pires malformations gardés par une bête mi-hyène mi-sanglier mais aussi une image de carte postale où un bateau vogue sur des eaux turquoises en direction d’un désert.


G.Pascale et L. Neria, Les fantômes du disque d'or. Point 88 de la liste de 1977 : "House interior with artist and fire (Photo by Jim Amos of Jim Gray & his wife)"


Sur un troisième écran, les images sont générées selon une nouvelle liste que Laure Neria a composée à partir de l’originelle, « avec le désir de faire émerger un point de vue terrestre et non plus seulement humain. J’ai ainsi tenté de dessiner un portrait moins idéaliste et scientiste en évitant de gommer les travers humains. » En lieu et place des planètes listées en 1977, on trouve différentes espèces et leur pourcentage d’occupation de la planète. Jungle, forêt, fougère : 82 % de la vie sur Terre. Champignons : 2%. Humains : 0,01%. De quoi rire jaune de notre conception anthropocentrée de l’existence. Entre deux notions très factuelles, comme un métier (éboueur ou artiste) ou une technologie (chars d’assaut et drones tireurs, NFT), on trouve des expressions poétiques empruntées au patrimoine culturel (« Un coup de dé jamais n’abolira le hasard », « La terre est bleue comme une orange »), des concepts abstraits (« cosmologie aborigène », « Où s’échappe-t-on quand on rêve ? ») ou encore ceux liés à la crise climatique. En 2023, le « commencement de l’Anthropocène » a détrôné « Jane Goodall et les chimpanzés » de 1977, « l’échouage massif des cétacés » le « maître artisan thaïlandais ». On pourrait passer des heures à comparer les trois écrans, à s’interroger sur ce qui a influencé l’IA ou à se laisser surprendre par des transpositions aussi poétiques que cyniques. Point n°3 de la liste 2023 : « Infini ? » Image proposée : un gigantesque cylindre bleu-violet posé en plein désert. Point 41 : « Le rire est-il le propre de l’homme ? ». Résultat : un chimpanzé aux éclatantes quenottes.


G.Pascale et L. Neria, Les fantômes du disque d'or. Point 39 de la liste de 2023 : "Cannibalisme" © G.Pascale et L. Neria



La volonté de soumettre


Il y a différentes formes d’intelligences non humaines, soit. Pour autant qu’on le sache, cela engage-t-il un autre rapport à la domination ? Le jeu de Will Freudenheim met quiconque au défi de sa volonté de soumettre. Dans une forêt bucolique, qui paraît dessinée au pastel sur du Canson, la créature des bois que nous « dirigeons » refuse de se laisser manipuler par un simple bouton. Si elle n’est pas dans les bonnes conditions psychologiques, elle s’arrête net et le joueur peut patienter de longues minutes. Celui-ci peut tout au plus tenter de pousser les curseurs d’un tableau de bord divisé en 4 sentiments moteurs : agressivité, anxiété, curiosité, satisfaction. Ici, l’intelligence émotionnelle prend le pas sur l’efficacité d’une quête et les performances du personnage. Une manière de mettre radicalement en échec la logique ludique traditionnelle : contrôler et remplir des objectifs.  


Will Freudenheim, Schema © Will Freudenheim


« On préfère cultiver la joie », rebondit le directeur artistique. Fabien Siouffi croit en l’utopie moderniste, réactualisée par l’IA : une société libérée du travail. Pour l’heure, ChatGPT menacerait 300 millions d’emplois, dont les graphistes, les illustrateurs, les scénaristes, les journalistes voire les artistes. Quoi qu’il en soit les problématiques soulevées par cette technologie font écho à celles occasionnés par tout type de « nouveau média », de la photographie et de la télévision à Internet. Reste à savoir comment ces outils sont déterminés et à quelles fins idéologiques ? Une histoire trop humaine en somme. Laissons donc le mot de la fin à ce bon vieux Marx qui écrivait en 1852 : « Tous les grands événements et personnages de l’histoire se produisent pour ainsi dire deux fois : la première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce sordide. »



Octobre Numérique

⇢ jusqu’au 10 novembre à Arles