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Suspendu dans le ciel, on imagine le personnage pensif, son long nez presque collé à la vitre du hublot, l’air retenu mais émerveillé, un brin ébloui par les reflets du soleil à la surface de l’eau. C’est amusant cet archipel des Caraïbes observé depuis si haut, on dirait « des grains de poussière sur la mer », remarque le Général de Gaulle à bord de son avion. L’homme politique atterrit en 1964 dans les Antilles pour un voyage d’État en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane française. Ce commentaire présidentiel qui donne son titre à l’exposition — « Des grains de poussière sur la mer » – souligne le surplomb, littéral et figuré, dont l’archipel fait souvent les frais de l’autre côté de l’océan. Un dédain métropolitain teinté de poésie et d’euphémisme, reflétant la place donnée aux Antilles dans notre histoire partagée : tantôt reléguées au statut d’horizon exotique, tantôt administrées avec une distance qui embaume encore la puissance coloniale.


Jean-François Boclé, Untitled, series Caribbean Hurricane, 2010, vue de l’exposition « Des grains de poussière sur la mer », La Ferme du Buisson, 2022-23, Courtesy de l’artiste et Maëlle Galerie – Paris, © l’artiste et Adagp – Paris | © photo Émile Ouroumov


Or, l’exposition relègue à première vue la double condescendance métropolitaine, entre émerveillement et violence, au second plan, en proposant d’entrer au cœur de ce territoire par une autre porte, celle de la sculpture. Formel, l’axe thématique porté par la commissaire Arden Sherman étonne : elle réunit des sculptures réalisées par une trentaine d’artistes contemporains des Caraïbes françaises et d’Haïti, sans autre lien apparent que ce critère, et ses propres affinités esthétiques. Ce qui laisse d’abord la possibilité au visiteur de découvrir avec légèreté un large choix de pièces n’ayant qu’un lien assez distant avec la grande histoire, comme l’Écume de ma mère (2016) de Jérémie Paul, qui s’amuse à jouer de la sémantique, de son histoire familiale et des matériaux en suspendant avec adresse un drapeau de soie bleu entre deux branches à l’entrée de l’exposition.



Une poussière dans l’œil


Faussement légère, la balade que le visiteur entame dans l'exposition est loin d’être idyllique, et le ressac des luttes antillaises se fait rapidement sentir. Dès l’entrée, on entend les ventilateurs géants de l’artiste Jean-François Boclé vrombir en rafale, bardés de rouge, de noir et de vert — les trois couleurs du drapeau panafricain. Ce bruit sourd de claquement incessant accompagnera toute la visite, comme un mémorandum : un vent de révolte souffle sur les œuvres. De la même manière, les héros de l’histoire et de la libération antillaises hantent l’espace par l’intermédiaire des sculptures en cape de Raphaël Barontini. C’est le cas de Toussaint Louverture (2019), sculpture spectrale donnant l’impression qu’un homme recouvert d’un linge à l’effigie du porte-voix de la révolution anti-esclavagiste haïtienne arpente l’espace. Paradoxalement, l’arrière-plan politico-historique ressurgit par son caractère latent, comme une atmosphère, un bain culturel dont les artistes, la commissaire, et surtout le spectateur ne sauraient se défaire.


Raphaël Barontini, Toussaint Bréda, 2019, vue de l’exposition « Des grains de poussière sur la mer », La Ferme du Buisson, 2022-23, © l’artiste et Adagp – Paris | © photo Émile Ouroumov


Le parti-pris de l’exposition est simple : ce qui se trouve à l’arrière-plan rejaillit toujours, et l’on comprend que le choix thématique de la sculpture est une manière pour la curatrice de rappeler que même en trois dimensions, au-delà de l’illustration ou du tableau historique, les artistes antillais travaillent la matière avec et à partir du passé. Première sculpture conceptuelle réalisée par la peintre Marielle Plaisir, Oh ! What a mirage (2018), traite de cet inconscient historique à travers une métaphore de la Guadeloupe, entre histoire visuelle et politique. À hauteur de regard, un tissu délicat brodé de moires et fleurs roses flotte au-dessus de trois ventilateurs peints en noir. Au premier coup d’œil, comme le Général de Gaulle en son temps, le visiteur ne distingue que l’aspect scintillant de la sculpture en équilibre. Les jeux de lumière attirent et l’on a plaisir à se perdre dans les motifs et couleurs travaillés par l’artiste en surface, jusqu’à en oublier les ventilateurs qui les portent. Sur le fil, cette structure instable suggère que la machine coloniale sous-tend encore l’espace et les sociétés caribéennes : il ne suffirait que d’une coupure de courant pour que les fleurs retombent comme des soufflés. L’artiste met ainsi en scène l’interdépendance entre des codes esthétiques exotiques et l’histoire coloniale qui les alimente, renvoyant à une poésie rêvée, floue, délestée de ses implications historiques qu’il s’agirait de toujours préciser davantage. Le mirage étant celui d’un paysage sans histoire.  




Des grains de poussière sur la mer - sculpture contemporaine des caraïbes

du 2 février au 28 juillet à la Friche la Belle de mai, Marseille