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Vous explorez des milieux qui ne sont pas les vôtres et travaillez des langues locales. Peut-on se sentir légitime partout ? 


Derrière la question de la légitimité, il y a la question de mon passing. J’ai un passing blanc. C’est en écrivant Gratte-Ciel (2020) que j’ai été le plus confrontée à cette question. Ma famille est mixte, mais je refuse de me justifier, de me construire une légitimité à partir de mes origines. Je veux qu'on s'intéresse à ma langue, à mon écriture, à la littérature. Je ne veux pas non plus être récupérée par les institutions. Tant pis si ça rend les choses difficiles et que des gens me demandent : « Oui, mais est-ce-que toi, tu peux dire ça ? » Je refuse qu’on m’attribue un passe-droit selon des critères physiques ou un patronyme. J’ai rencontré l’artiste Samir Laghouati-Rashwan aux Magasins Généraux après ma performance Polices ! Il vient me voir un peu remonté et il m'interroge : « Qui tu es pour écrire sur les violences policières ? » Alors je lui demande simplement si c’est lui, la police. Il faudrait quoi ? Que je montre mes papiers ? Que je prouve l’identité de mon père, de ma mère, de ma grand-mère ? Que je fasse une prise de sang ? Et là, il a compris. D'ailleurs, depuis, on travaille ensemble, on écrit une performance tous les deux.


Comment obtenez-vous la confiance des gens ?


Je leur explique ce que je cherche et leur demande s’ils veulent bien m’aider. Je ne prépare jamais rien en amont. Dans tout ce que j’écris, il y a une part d’expériences, les miennes ou celles que l’on veut bien me raconter. Depuis deux ans à Nanterre et à Marseille, je travaille avec des enfants, des adolescents, des adultes. Dès lors que tu as eu ce premier contact, les gens se mettent au travail. Par exemple, pour dresser le portrait d’un policier idéal en compilant des témoignages que je passerai dans un algorithme, je demande aux jeunes de Nanterre de chercher une matière dans leurs souvenirs, autour d’eux. On écrit ensemble, et ce qu’ils me racontent, ils l’ont déjà poétisé d’une certaine manière. Leur langue est puissante, multiple. Je dis souvent que j'écris des langues françaises étrangères. Dans ma propre famille, j’aime découvrir des formulations étranges, que l’on a fait apparaître à force de mélanger les langues, d’en calquer les grammaires les unes sur les autres. Ça m’a d’ailleurs inspiré un texte où j’ai enlevé toutes les prépositions, toutes les liaisons entre les mots. Et ça s’appelle la poésie.


Pourtant vos textes sont loin d’être purement formels, ils rendent toujours compte d’une réalité sociale. Comment échappe-t-on à la sociologie ?


C’est un grand risque. En tant qu’auteure, le titre peut faire autorité. J’écris mais je refuse que l’écriture soit une façon de dire : « Voilà, les choses sont comme ça, un point c’est tout. » Je ne suis pas non plus attachée à l’idée d’originalité d’une idée ou d’une formule. Mes textes ne m’appartiennent pas, on les partage. Je mélange ma poésie à celles des comédiens. Lorsque Émile-Samory Fofana interprète le passage sur la rafle dans la pièce Oasis Love, cette façon très particulière qu’il a de prononcer « rafle », je ne l’ai pas inventée, c’est son interprétation poétique d’une rafle.


Votre matière première, c’est la parole quotidienne, les voix de celles et ceux qu’on écoute peu. Êtes-vous une sorte d’écrivaine publique ?


On peut dire ça, oui ! Généralement quand je peux, je ne viens pas seule sur scène. Souvent, j’imagine des performances avec des gens qui ne sont pas du tout du monde de l'art. Et en même temps, il y a beaucoup de ma propre expérience derrière ces voix-là. Derrière les voix des autres peut se cacher, par exemple, la voix de mon grand-père. Les histoires que je collecte ne me sont jamais vraiment étrangères. À chaque fois, je suis animée par la volonté de ne surtout pas donner de leçon, comme dans mes trois pièces précédentes avec Yoann Thommerel. J’assemble des voix différentes, des témoignages pour faire émerger un récit collectif, puis je défais tout ce que j’ai fabriqué. Le texte est un peu comme une installation, chacun est libre d’y déambuler. Mon écriture, c’est déjà du montage. Je colle, j’assemble. Dans Oasis Love, de nouveaux textes rencontrent celui que j’avais écrit pour Polices ! (mis en scène par Rachid Ouramdane, 2014) et ceux de Tu me loves ?, un livre de photographies (avec Marion Poussier, 2021).


"Oasis Love" de Sonia Chiambretto © Christophe Raynaud De Lage


Dans presque tous vos textes, l’urbain prend une grande place. D’où vous vient cet appétit pour les plans de villes ? 


C'est biographique. J'avais douze ans quand je suis allée pour la première fois à Alger. Avant cet âge, je ne savais pas du tout que j'avais un père algérien. Donc gamine, ma mère m'emmène rencontrer ma famille en Algérie et c'est un moment extrêmement bouleversant pour moi. Les sensations lorsque j’arrive, le bruit, l'image et l’odeur de cette ville, dès ma sortie de l’avion, m’ont profondément changée. J’ai développé une vraie sensibilité à l’espace à partir de là. L’architecture conditionne beaucoup de nos comportements. Là où tu grandis, des choses anodines comme l'épaisseur des murs ont une grande incidence sur ta construction adolescente, ton rapport à l’intimité. D’un point de vue narratif, l’architecture me sert aussi à structurer mon écriture. Le bâti est mon échafaudage. Je construis des tonnes de structures avant de tout faire sauter.


Manifestement, vous aimez la dynamite. Le théâtre est-il un lieu d’insurrection ? 


Oui, je crois, sinon je ne ferais pas de théâtre. La scène est un espace de pouvoir, j’ai l’impression de l’avoir conquis. C’est un peu comme avoir sa Place de la Révolution, alors je la tiens. Lorsque je regarde Oasis Love, je suis surprise d’avoir octroyé autant de temps pour parler des manifestations parisiennes d’octobre 1961. Pourtant, je ne peux pas faire autrement. Quand j’ai commencé à écrire de la poésie, c’était sur la police. C’est un sujet auquel je pense tout le temps. Maurice Papon a fait déporter des juifs à Bordeaux en 1942, puis il a orchestré la répression des manifestations d’Algériens en 1961 à Paris – cette continuité répressive m’obsède. Quand un policier tire sur un jeune à Nanterre, il ne sait pas par quoi il est dominé. Son geste est celui de la domination coloniale qui le précède. Sans réparation, sans récit, l’histoire nous hante et provoque des drames, comme ces tirs sur le jeune Nahel. Il faut commencer à réparer, personne ne le fera à notre place.


Dans Oasis Love, le parallèle entre le racisme des polices française et américaine, souvent critiqué, est parfaitement assumé. 


C’est la magie du montage. Le même récit de violences commises par les forces de l’ordre, déclamé en français ou en slang américain, prouve par un effet de réel la proximité entre les deux contextes. Ce sont les mêmes situations, on peut difficilement le nier après avoir entendu les deux comédiens le raconter. En me documentant sur des organisations comme Black Lives Matter, j’ai découvert ces listes de recommandations que les mères font à leurs enfants racisés pour échapper à la violence de la police. Dans beaucoup de quartiers à Marseille, il vaut mieux ne pas mettre de capuche si on veut éviter d’être contrôlé. Ces jeunes courent les mêmes risques partout.



Oasis Love de Sonia Chiambretto

du 18 au 30 septembre dans le cadre du Festival d’Automne au Théâtre Ouvert, Paris, avec le Théâtre Nanterre-Amandiers (programmation Hors les murs)

du 7 au 9 février à la Comédie de Caen

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