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Un reportage extrait du N°115 de Mouvement 


Shor Bazar ne chante plus. Cette artère commerçante de Kaboul avait été surnommée la « rue de la musique » en raison des nombreux artistes qui y vendaient des instruments ou proposaient leurs services pour animer un mariage. Mais la chute de la capitale afghane, le 15 août 2021, a signé le retour au pouvoir des talibans et de leur interprétation ultra-rigoriste des réglementations islamiques. Depuis, la majorité des activités culturelles sont jugées « haram » – illicites – par les nouvelles autorités. Le magasin de musique du chanteur Farid* a été transformé en épicerie. Lui vend désormais des œufs sur le trottoir. À gauche, un magasin de sodas hébergeait jusqu’à récemment un riche grossiste qui importait des instruments par centaines depuis l’Inde. Aujourd’hui, il travaille dans les cuisines d’un hôpital. « Excusez-moi », murmure une ombre. « Vous cherchez… un musicien ? » L’homme est jeune, petit, trapu et vêtu d’une tunique traditionnelle orange. « Suivez-moi », ordonne-t-il en s’engageant dans une rue perpendiculaire abandonnée par la lumière du jour.


Jusqu’au retour des talibans, Hassan*, 19 ans, vendait des pianos et des violons depuis une petite échoppe nichée au premier étage de ce bâtiment gris, « juste là », derrière les vitres sales. Surtout, comme son père avant lui et son grand-père avant ça, Hassan est musicien. « Je n’aurais jamais imaginé que le jour viendrait où nous serions forcés de cacher notre art », confie-t-il en essuyant avec le dos de sa main les gouttes de sueur qui perlent sur son front. Par principe et par nécessité économique, le jeune artiste a fait le choix de la clandestinité, utilisant son salon pour donner des cours de solfège et vendre du matériel sous le manteau. Il conserve chez lui un spécimen de chaque instrument et a caché les autres à travers le quartier : « Même si je trouvais un autre métier, je continuerai à faire ça parce que la musique me nourrit, je ne peux pas m’en passer. »


Au cinéma Ariana, les 650 fauteuils en velours rouge sont couverts d’une fine pellicule de poussière. Dans les années 1980, on venait y voir du Truffaut ou du Godard et, sous la République, on s’y pressait pour le dernier James Bond ou un film bollywoodien. Mais le grand écran est noir depuis le retour au pouvoir des fondamentalistes. « Ce cinéma est comme ma maison. Imaginez que vous viviez chez vous tout seul, vous vous sentiriez triste. Tout le monde ici a perdu espoir », regrette un employé, réduit à devoir jouer les gardiens d’un bâtiment abandonné. Il y a deux mois, le cinéma, inauguré en 1963, avait exceptionnellement rouvert ses portes pour la cérémonie d’ouverture d’un festival de courts-métrages, finalement annulé à la dernière minute. « La municipalité avait donné son accord mais le ministère du Vice et de la Vertu a débarqué et tout arrêté. Ils ont même coupé l’électricité. » Bouté des salles de projection, le septième art survit sur les trottoirs. Juste en dehors du cinéma Ariana, dans l’avenue qui mène au marché aux oiseaux, des vendeurs à la sauvette munis d’un ordinateur proposent des films téléchargés illégalement, en toute discrétion. Le catalogue : du porno principalement, que les passants peuvent s’offrir pour 50 centimes le gigabyte. Les clients ? « Des jeunes hommes, quelques femmes et même des talibans », sourit un vendeur.




VICE ET VERTU


L’été dernier, l’avènement de « l’Émirat islamique d’Afghanistan » sur les cendres de la République a marqué le retour du redouté ministère de la Promotion de la vertu et de la Répression du vice. Mis en place sous le premier régime taliban entre 1996 et 2001, ce dernier était chargé de réprimer les atteintes à la loi islamique à coups de fouet. Les jeux d’échecs étaient alors interdits – tout comme les cerfs-volants – et les exécutions sur la place publique étaient monnaie courante, notamment pour le crime d’adultère. Pour toute une génération d’Afghans, la simple évocation de ce ministère continue de donner la chair de poule. « Quand j’avais 7 ou 8 ans, mon frère est sorti acheter une cassette de musique indienne dans la rue. La police des mœurs lui est tombée dessus. Il a passé six mois en prison dans un sous-sol », se souvient un journaliste local qui souhaite rester anonyme. « Avec mon père, on lui glissait des tranches de pastèque à travers une petite fente. »


Vingt ans plus tard, les patrouilles enturbannées de la « Amr bil Ma’rouf », comme les Afghans les appellent, sont de retour dans les rues de la capitale. Une version moins sanguinaire mais toujours aussi obsédée par les activités culturelles qui enfreignent leur vision dogmatique de la religion. Dans leur viseur : les célébrations de noces organisées dans des salles de mariages aux allures de château en carton-pâte. Régulièrement, la police des mœurs débarque à l’improviste dans ces lieux pour vérifier que la « fête » se déroule sans musique et que les hommes et les femmes sont bien séparés. Le propriétaire d’un célèbre wedding hall de Kaboul, contraint et apeuré, a même ajouté une clause dans le contrat qu’il fait signer aux mariés : « Jouer de la musique est complètement interdit. Si les organisateurs de l’évènement amènent un musicien, la responsabilité leur incombera. » Finis les coups de fouet, mais les talibans menacent les contrevenants d’une amende de 50 000 afghanis (550 euros) – une petite fortune dans un pays miné par une crise économique sans précédent.


« Hier soir, des invités ont demandé qu’on leur fournisse une enceinte pour mettre un peu de son mais un membre de la famille a pris peur », raconte un employé d’une autre salle de mariage. « La dernière fois qu’on a osé jouer de la musique dans la salle réservée aux hommes, c’était probablement il y a huit mois, très discrètement, à bas volume. » En revanche, paralysés par leur propre misogynie, les brigades de la Amr bil Ma’rouf se refusent à inspecter la section réservée aux femmes, leur offrant ainsi un espace de liberté inattendu. Deux à trois soirs par semaine, Noor*, 20 ans, se faufile derrière les platines pour animer des célébrations de noces à coups de musique traditionnelle afghane mixée avec des morceaux turcs, iraniens et indiens. « J’ai peur, bien sûr, mais c’est le seul moyen pour moi de gagner ma vie », raconte celle qui est Dj dans le seul pays au monde à avoir interdit la musique et retiré aux femmes la majorité de leurs droits. Une mèche de cheveux s’évade de son voile jaune translucide. La tunique noire et ample qu’elle s’oblige à porter depuis un an dévoile des talons hauts lorsqu’elle s’assoit. La carrière musicale de Noor a débuté en 2020. Aînée d’une fratrie de six enfants, la maladie de son père l’avait obligée à arrêter le lycée et à rejoindre un salon de beauté pour subvenir aux besoins de sa famille. Le salon était situé juste en face d’une salle de mariage. « C’est là que j’ai fait la rencontre d’une Dj, Nasreen. J’étais fan de musique, curieuse, et j’ai voulu apprendre, explique-t-elle. J’ai songé à retourner à l’école pour obtenir mon diplôme secondaire mais la situation économique n’a fait qu’empirer. De toute façon, les talibans ont suspendu l’enseignement pour les filles. » Sur ces mots, elle se relève en s’excusant. Le soleil embrasse les montagnes et des dizaines d’invitées vont bientôt passer ces portes pour l’écouter mixer.





« C’EST ICI POUR SE FAIRE TATOUER ? »


Les toilettes toussent. Un homme en sort sans tirer la chasse, abandonnant derrière lui une épaisse fumée qui a l’odeur du crime. Affalée sur des canapés, une quinzaine de jeunes a investi ce salon de coiffure de Kaboul-Ouest et écoute distraitement le rap qui rugit depuis des haut-parleurs. C’est ici qu’Ahmad* a choisi d’installer son salon de tatouage clandestin, caché derrière des palissades en bois, au fond de la pièce. « Je n’ai mis ni fauteuil ni décoration, dit-il. Comme ça, si les talibans débarquent, ils ne comprendront pas de quoi il s’agit. » Avant la chute de Kaboul, il exerçait dans un vrai salon, mais le changement de régime l’a obligé à être créatif – et prudent. Tout son matériel est caché dans un sac à dos noir, prêt à se volatiliser avec lui. 


« C’est ici pour se faire tatouer ? », s’enquièrent trois amis en poussant la porte vitrée. Ahmad hoche la tête et attrape trois fardes en plastique qui contiennent son catalogue. Les clients, à peine majeurs, ont un budget serré. Ils veulent négocier ; Ahmad soupire. Le prix de l’encre et des outils, qu’il faut désormais faire passer en contrebande depuis l’Iran et le Pakistan, a quadruplé en un an. « Je facture 500 AFN (5,50 euros) par personne et j’utiliserai une nouvelle aiguille pour chacun d’entre vous. Mais si vous utilisez la même aiguille pour vous trois, je vous facturerai 200 par personne, pour un total de 600 AFN. » L’un d’eux répond, déclenchant le rire de ses deux acolytes : « OK, tu peux utiliser la même aiguille pour nous trois. Je crois que personne n’a le VIH. » Ils se mettent d’accord sur une calligraphie qu’ils se feront tatouer sur le dos de la main, entre le pouce et l’index. « C’est pour représenter mon cœur brisé suite à une rupture amoureuse », explique Sharif*, vêtu d’une tunique traditionnelle bleue et d’un veston anthracite. « Pareil », ajoute son ami. « Moi, tout va bien, précise le troisième. Mais je veux être solidaire. » Le tatouage est communément proscrit dans la religion musulmane car perçu comme « altérant la création de Dieu ». Dans un pays dirigé par un régime ultra-rigoriste, ce genre d’ornement est une prise de risque, une bêtise d’adolescent, ou alors un acte de résistance. « Certains combattants talibans nous harcèlent mais sinon ça va. C’est un petit tattoo, ça ne posera pas de problème », se rassure Sharif en présentant sa main droite à l’artiste, qui y enfonce une aiguille imbibée d’encre.


Ahmad avait 16 ans lorsqu’il a sublimé son premier corps ; il en a 22 aujourd’hui et une silhouette toujours aussi juvénile. « Après le retour des talibans, j’ai émigré en Iran pendant huit mois, puis en Turquie, raconte-t-il en écrasant sa cigarette dans une conserve de haricots rouges. Là, j’ai été déporté, et à mon retour un taliban a aperçu l’un de mes tatouages et m’a forcé à relever ma manche. Ils m’ont emprisonné pendant trois jours et m’ont torturé. J’ai fini par les convaincre de me libérer en prétendant que je les avais faits à l’étranger et non pas en Afghanistan. » Et pourtant, assure-t-il, il a déjà tatoué des talibans. « Il y en a des bons et des mauvais. Certains disent que c’est un pêché et d’autres adorent ça. »



COUPEZ-MOI LA TÊTE SI J’AI TORT


Salim* a pris place sur le canapé, en dessous d’un poster représentant les rappeurs américains Tupac et Notorious BIG. Depuis le retour au pouvoir des islamistes, le jeune homme de 24 ans, qui frôle le plafond à chaque fois qu’il entre dans une pièce, a lui aussi troqué ses t-shirts et ses jeans pour un « kameez » afin de se fondre dans la masse et couvrir ses tatouages. Ce n’est pas son seul secret. Salim est l’un des fondateurs du label de rappeurs afghans LBR (Left But Right) et un proche du collectif AK13, dont la plupart des membres ont fui vers la France et l’Espagne lors du pont aérien mis en place par les États-Unis. « J’ai envisagé de partir mais je voulais des assurances. Pourquoi aller en Europe si c’est pour travailler comme serveur ? Ici, en tant que docteur, je peux avoir un bon avenir. » Il se reprend : « Enfin, les études de médecine, c’est juste pour faire plaisir à ma famille. Ma vraie passion, c’est le rap. Je ne peux pas m’empêcher d’écrire et de chanter. Le plus important, c’est de garder le rap en vie ici, en Afghanistan. »


Le retour de « l’Émirat » a forcé Salim à déménager son studio d’enregistrement dans un lieu plus discret. Afin de ne pas éveiller les soupçons, les rappeurs qui y passent ont reçu pour instruction de dire au gardien de l’immeuble qu’ils ont rendez-vous avec le dentiste qui a installé son cabinet au premier étage. Salim utilise la même supercherie pour faire monter sa petite amie jusque dans son studio alors qu’ils ne sont pas mariés. Puis il a fallu remplacer les exilés. Il prend alors sous son aile trois jeunes au talent prometteur pour repeupler la scène kabouliote. Parmi eux, des yeux verts. Haider*, 19 ans. « Sous le gouvernement précédent, personne ne nous encourageait, mais ils ne nous créaient pas non plus de problèmes. On pouvait faire ce qu’on voulait. Maintenant, non seulement ces gens-là ne nous soutiennent pas mais ils nous rejettent. Ils nous voient comme des jeunes dont le cerveau a été lavé par les Occidentaux. Je pense que ma vie est en danger et que je devrai quitter l’Afghanistan si la situation empire. Mais, pour le moment, je reste déterminé à poursuivre mon travail en secret », assure le jeune homme, dont les textes incluent des critiques acerbes des nouveaux maîtres du pays.


Le jardin du restaurant est quasiment vide mais il prend tout de même la peine de jeter un coup d’oeil autour de lui pour s’assurer que les oreilles indiscrètes sont suffisamment éloignées. Il se racle la gorge. Extrait : « La religion a été prise en otage par des extrémistes ; Dieu n’a jamais ordonné aux filles de rester à la maison. Ne fermez pas les écoles, coupez-moi la tête si j’ai tort. Nous avons soif de paix, pas de vos moqueries. » 


Ces mots se partagent uniquement dans des cercles privés. Les deux rappeurs et leurs comparses ont tourné un clip vidéo en décembre mais n’ont pas osé le rendre public tout de suite. « Si c’était simple, on l’aurait déjà fait », maugrée Salim. Comment faire du rap engagé, forcément contestataire, dans un pays où la musique est interdite et les voix dissidentes sont tues ? Risquent-ils l’indifférence des talibans, une tape sur les doigts, la prison ou la mort ? L’Émirat est jeune et ses lois sont floues. Dans le clip qu’ils ont finalement publié sur leur chaîne YouTube le 15 août 2022 – pile un an après la conquête de Kaboul –, Haider scande, les yeux verts verrouillés dans l’objectif de la caméra : « Nous sommes une génération de guerriers et de résistants. Avec la pelle et la pioche, nous avons combattu la Grande-Bretagne et l’Union soviétique. Que tu portes un costume ou un turban, tu es un mollah pour les dollars. Vous ordonnez : il est halal de me tuer. J’ai poli mon fusil, il est prêt. Je n’ai pas besoin de balles, mon chargeur est armé de mots ». Ils sont, pour la plupart, à visages découverts, protégés seulement par leurs noms de scène. « Tant que je vis en Afghanistan, je ne pourrai pas faire de ma passion ma profession. C’est impossible, lâche le jeune rappeur. Et pourtant, c’est exactement ce que je vais faire. »


Texte : Wilson Fache, à Kaboul

Photographie : Charles Thiefaine, pour Mouvement

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