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Dans votre pièce France-fantôme, vous imaginez une innovation technologique qui permettrait de remédier à la mort, et donc au deuil. Une solution qui pose de nouveaux problèmes. Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’anticipation dystopique ?


Il y a deux mouvements. Le premier, c’est que j’ai écrit cette pièce à la suite des attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan. La sensibilité du sujet m’a amenée à choisir la science-fiction, par pudeur presque. Aussi parce que je parlais d’un deuil en particulier. J’avais besoin d’un genre avec un pacte fictif puissant. Le second mouvement est davantage tourné vers la littérature gothique du début du XIXe – Marie Shelley surtout – qui a, d’une certaine manière, inventé la science-fiction au moment où l’électricité est apparue. Avec France-fantôme, je voulais parler de cette peur qu’on ressent face aux réseaux sociaux et en particulier Instagram, le rapport à l’image que cette application est en train de construire. La science-fiction paraît tournée vers l’avenir, mais parle toujours du temps présent et de ses angoisses. Dans la pièce, je fais cohabiter et dialoguer des Rappelés, qui ont subi une greffe totale de corps, et des Originaux, qui n’ont pas subi cette greffe. Le simple fait d’expliciter cette règle au public crée un évènement science-fictionnel avec peu de moyens puisqu’il s’agit seulement de deux acteurs. C’est la science-fiction que je préfère, à l’image de Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) de Michel Gondry. La science-fiction sentimentale. J’ai bien sûr vu quelques épisodes de Black Mirror puisque mes acteurs m’en parlaient. Même si c’est une super série, j’ai été plus inspirée par The Leftovers, qui est un chef-d’œuvre à mes yeux.


Comédie musicale dans La chanson, science-fiction dans France-fantôme : vous faites du théâtre mais ça ne semble pas vous suffire.


Le théâtre me paraît illimité. Même par ses conditions de production, il offre une immense liberté d’écriture : si je veux que personne d’autre que mon équipe ne lise une seule ligne de mon texte avant la première, pas même les producteurs, c’est possible. Aucun autre art ne permet ça, sauf peut-être la littérature si on est un peu une star. Au cinéma, n’en parlons pas : chacun donne son avis, le scénario est lu et relu puisque c’est le sésame pour obtenir de l’argent. Le théâtre est plus rapide à produire et donc plus réactif face à l’actualité, là où le cinéma prend un temps fou. En revanche, j’emprunte à des genres préexistants – populaires, même. Ce dont je veux parler a besoin d’un habitacle pour arriver jusqu’au public. La science-fiction, avec toutes ses conventions, m’aide à raconter une histoire en particulier. Ce qui est amusant, c’est que Némésis, le livre de Philip Roth que j’adapte actuellement, est presque un roman historique. Il se déroule en 1944 aux États-Unis. Mais là encore j’ai l’impression de faire de la science-fiction : les modes de communication sont différents, on avait quasiment que le téléphone à pièce à cette époque. C’est une autre grammaire technologique que la nôtre. Ce qui m’intéresse, c’est de la faire dialoguer avec notre réalité présente.


Vous avez grandi à Val d’Europe, à côté de Disneyland. Qu’est-ce que ça signifie d’être à un RER de Paris ?


C’est insignifiant justement. Grandir en Seine-et-Marne, ça ne ressemble à rien, on ne se rattache à aucune identité. Il y a un manque d’identité culturelle et régionale dans ces lieux. C’est pas Paris, c’est même pas la banlieue : ni la ville ni la campagne. Ma pièce La chanson est sûrement née de là : j’avais envie de dire que mon identité, c’était Disney. Que j’y étais née, et que c’était de là que je venais. Après le lycée, j’ai vécu dix ans à Lille. L’ancrage culturel est très fort dans cette région, par son passé ouvrier, sa désindustrialisation, sa culture ch’ti ou ses Carnavaleux. C’est en y vivant que j’ai compris que j’avais d’abord vu les faux immeubles haussmanniens avant de voir les vrais, bien plus tard. Umberto Eco et Jean Baudrillard m’ont aidée à penser ce simulacre.


Enfant, est-ce que vous étiez sensible à la « magie Disney » ?


C’était très présent dans mon quotidien. Je suis allée une fois à Disneyland pour mon anniversaire. Après ça, je rêvais d’y retourner tous les jours de ma vie. Il y a une forme d’artificialité, une théâtralisation de mondes augmentés. Avec ma famille, nous allions régulièrement dans un cinéma où les gens qui vous servent sont habillés en cow-boy. Il m’a fallu quitter la région pour comprendre la galère des employés qui meurent de chaud sous leurs déguisements. Mais enfant, cette ville, Val d’Europe, me semblait plus belle que les autres. On allait souvent y faire les courses, le centre commercial était plus agréable, et certaines personnes rêvaient d’y habiter : c’était monter en standing.

 

Quel était votre rêve de gosse ?


J’ai exercé beaucoup de métiers dans ma tête. Je voulais inventer des robots ou faire quelque chose en lien avec l’invention. Après, je voulais faire tous les métiers des héroïnes de séries américaines. Être journaliste et résoudre des enquêtes comme Loïs de Loïs et Clark ou avocate comme Ally McBeal. Mais surtout, je voulais entrer dans la fiction et être comme tous ces personnages de séries. J’avais aussi des rêves de comédie musicale, j’y voyais un endroit d’amusement et de fantasme. Le fantasme que d’un coup, le réel soit transfiguré par une chose qui n’arrivera jamais, que l’on continue cette interview en chantant, qu’une orchestration s’ajoute, que vos mots et les miens se mettent à rimer. Au contraire de l’opéra, la comédie musicale passe sans cesse du  parlé au chanté, le pacte fictionnel y est rejoué en permanence. C’est un sucre d’orge, une idéalisation du monde qui laisse un goût très étrange. Quand je suis déprimée, je ne peux pas en regarder sinon le retour à la réalité est trop dur. Mais là, je parle de la comédie musicale telle qu’on la connaît en France, celle qui a traversé l’Atlantique, donc Disney. Plus tard, j’ai découvert Stephen Sondheim, qui ne se contente pas des codes formatés. Il y a de l’invention dans les formes et les sujets, c’est entre le lyrique et le pop.

 

Votre deuxième pièce, Dans le nom, suit le parcours d’un jeune agriculteur dans la campagne française. Qu’est-ce qui vous intéressait dans cet environnement ?


Comme souvent, j’ai écrit Dans le nom pour comprendre une expérience qui s’est mal passée, en l’occurrence celle de mon frère qui a été éleveur de bovins pendant dix ans. Je connaissais l’exploitation puisqu’on y allait déjà quand on était petits. Mais là, mon frère s’installait en GAEC [société civile agricole – Ndlr] et allait en faire son lieu de vie. J’allais régulièrement lui rendre visite, et j’étais ahurie de ce monde, de la langue. Tout cet univers de travail est encore méconnu, j’étais pour ma part pétrie de clichés. Il y avait aussi un désir de représentation : je n’avais pas vu ce décor au théâtre, et même peu au cinéma – c’était quatre ans avant la sortie du film Petit Paysan d’Hubert Charuel. J’ai eu besoin de mettre au plateau ces hommes que je voyais travailler. Comme pour chacune de mes pièces, je me suis beaucoup documentée et j’ai découvert l’ethnographe Jeanne Favret-Saada. La lecture de son travail sur la sorcellerie paysanne m’a permis de créer un thriller ésotérique.


© Rebekka Deubner


Dès qu’il est question de représenter des classes populaires ou même moyennes, l’accusation de social porn n’est jamais loin. Est-ce une notion qui a pesé sur votre travail ?


Je ne me suis jamais dit que j’allais représenter une classe sociale, ou la ruralité. J’allais plutôt sur un conflit de générations entre un jeune homme qui s’installe et un ancien qui fait tourner sa ferme depuis des années, dont le rapport au travail est différent. J’essaie de faire en sorte que mes personnages ressemblent toujours à des personnes, et c’est ce que je dis à mes acteurs : « Vous n’êtes pas des personnages, vous êtes des personnes, donc vous êtes nuancés et vous avez des contradictions. Parfois vous êtes héroïques, parfois vous êtes des lâches. »  Quand je suis arrivée dans le milieu du théâtre, je me suis beaucoup intéressée à la notion de transfuge de classe, même si je ne viens pas d’un milieu ouvrier. Aujourd’hui, je suis plus apaisée, mais je reste très sensible au surplomb culturel et économique, à cette façon de préjuger des gens.

 

La réponse des Hommes est construite autour des œuvres de miséricorde, ces actions bienfaisantes établies dans 
l’Ancien Testament et dont chaque chrétien devrait s’acquitter. Pourquoi ce corpus ?


Les problématiques morales présentes dans mon travail sont toujours liées à des problèmes que je rencontre dans ma vie. En l’occurrence, j’ai été prise dans un conflit de loyauté entre deux amies.  L’une m’avait confié un secret : si je le disais à la seconde, je lui donnais une information importante, mais alors je trahissais la première. Ça m’a vraiment mangé le cerveau et je me suis demandé qui pouvait m’aider. Ce problème très précis m’a amenée à la philosophie morale et aux œuvres de miséricorde. J’ai d’abord été frappée par leur beauté littéraire, et j’y ai immédiatement vu des problèmes moraux. J’en ai ensuite inventé d’autres – tous très différents – , inspirés par les œuvres de miséricorde.


Est-ce une manière de pointer une perte de valeurs à l’époque contemporaine ?


Au contraire. Je mets en crise ces phrases qui paraissent si évidentes.  « Donner à boire à ceux qui ont soif. » D’accord, mais à boire quoi ? Qui est assoiffé ? De quoi ? Je cherche justement à entrer dans le singulier, alors que ces œuvres essentialisent la bonté, le don… Je suis contre cette essentialisation. Chaque situation humaine est singulière. Ce n’est donc pas un retour aux valeurs traditionnelles. En revanche c’est un désir de nuances et de questionnements moraux. Et pourquoi ne pas s’appuyer sur les grands textes bibliques pour interroger notre contemporanéité ? Tous les grands problèmes que l’on peut rencontrer dans nos vies intimes et politiques s’y trouvent.

 

Votre théâtre aborde de nombreuses questions d’actualité, que ce soit le post-partum, la prison ou la gestion des crises migratoires. Acceptez-vous l’étiquette de théâtre politique ?


Je ne fais pas un théâtre militant, je ne propose pas de prêt-à-penser. En revanche, les scènes que je crée sont toujours une manière de donner des armes face à une situation qui a dégénéré. En cela, mon théâtre est politique. Je commence une scène et j’affine par sa contradiction. Aussi pour que les gens puissent mettre en crise leurs jugements et penser contre eux-mêmes. Dans La réponse des Hommes, l’un des tableaux met en scène un groupe de parole pour pédophiles. Le premier à s’exprimer dit des choses sidérantes mais ses propos sont immédiatement interrogés. Le dernier à témoigner maîtrise totalement son argumentaire pédophile, il n’a aucune empathie. Je le fais intervenir à un moment où les spectateurs sont forts de ce qu’ils ont appris avant.


Vos spectacles laissent une impression de douleur vivifiante. Est-ce que la violence est un ressort que vous vous autorisez ?


En avançant dans mon travail d’écriture, j’ai réalisé que j’aimais manier des sujets « explosifs », ce qui a pu m’être reproché. Dans La réponse des Hommes, un des personnages est très misogyne, de manière très consciente, mais il est utile à la quête de l’héroïne. L’idée est aussi de créer de l’empathie pour les monstres. Je peux me mettre à la place de chacun de mes personnages. Je l’ai fait, puisque je les ai écrits. Ce que je ne veux surtout pas, c’est une attention partielle : j’ai besoin que les gens se sentent pleinement là. Quand j’entends le silence dans les salles, il est solide et c’est une forme de drogue pour moi. Alors non, vous ne pourrez pas dormir dans un coin pendant mes spectacles.


Propos recueillis par Agnès Dopff



La réponses des Hommes

⇢ du 9 au 20 janvier à L'Odéon, Paris


Némésis

⇢ les 25 et 26 janvier à la Comédie de Clermont

⇢ du 3 au 9 février au TNP, Villeurbanne

⇢ du 27 au 29 février au Théâtre de la Cité, Toulouse

⇢ les 21 et 22 mars au Volcan, Le Havre, dans le cadre du festival Variations

⇢ les 27 et 28 mars à la Maison de la Culture d'Amiens

⇢ les 15 et 16 mai au Phénix, Valenciennes

⇢ du 21 au 24 mai au Théâtre du Nord, Lille

⇢ les 29 et 30 mai au TNB, Rennes


La Chanson [Reboot]

⇢ le 16 mars à la Ferme du Buisson, Noisiel

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